«Je me révolte, donc nous sommes», affirme Albert Camus. La révolte est le seul moyen de dépasser l'absurde. Mais le véritable sujet de L'homme révolté est comment l'homme, au nom de la révolte, s'accommode du crime, comment la révolte a eu pour aboutissement les États policiers et concentrationnaires du XX? siècle. Comment l'orgueil humain a-t-il dévié ?De violentes polémiques ont accompagné la sortie de cet essai. Les contemporains de Camus n'étaient pas mûrs pour admettre des vérités qui s'imposent désormais et mettent L'homme révolté en pleine lumière de l'actualité.
Guy Debord (1931-1994) a suivi dans sa vie, jusqu'à la mort qu'il s'est choisie, une seule règle. Celle-là même qu'il résume dans l'Avertissement pour la troisième édition française de son livre La Société du Spectacle : «Il faut lire ce livre en considérant qu'il a été sciemment écrit dans l'intention de nuire à la société spectaculaire. Il n'a jamais rien dit d'outrancier.»
Peut-être avons-nous honte aujourd'hui de nos prisons. Le XIX? siècle, lui, était fier des forteresses qu'il construisait aux limites et parfois au coeur des villes. Elles figuraient toute une entreprise d'orthopédie sociale. Ceux qui volent, on les emprisonne; ceux qui violent, on les emprisonne; ceux qui tuent, également. D'où vient cette étrange pratique et le curieux projet d'enfermer pour redresser? Un vieil héritage des cachots du Moyen Âge? Plutôt une technologie nouvelle:la mise au point, du XVI? au XIX? siècle, de tout un ensemble de procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les individus, les rendre à la fois «dociles et utiles». Surveillance, exercices, manoeuvres, notations, rangs et places, classements, examens, enregistrements, toute une manière d'assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines et de manipuler leurs forces s'est développée au cours des siècles classiques, dans les hôpitaux, à l'armée, dans les écoles, les collèges ou les ateliers:la discipline. Penser les relations de pouvoir aujourd'hui ne peut se faire sans prendre en compte l'ouvrage de Michel Foucault (1926-1984), devenu aussi indispensable à notre époque que le Léviathan de Hobbes le fut à l'époque moderne.
Seul l'Occident moderne s'est attaché à classer les êtres selon qu'ils relèvent des lois de la matière ou des aléas des conventions. L'anthropologie n'a pas encore pris la mesure de ce constat : dans la définition même de son objet - la diversité culturelle sur fond d'universalité naturelle -, elle perpétue une opposition dont les peuples qu'elle étudie ont fait l'économie. Peut-on penser le monde sans distinguer la culture de la nature ? Philippe Descola propose ici une approche nouvelle des manières de répartir continuités et discontinuités entre l'homme et son environnement. Son enquête met en évidence quatre façons d'identifier les « existants » et de les regrouper à partir de traits communs qui se répondent d'un continent à l'autre : le totémisme, qui souligne la continuité matérielle et morale entre humains et non-humains , l'analogisme, qui postule entre les éléments du monde un réseau de discontinuités structuré par des relations de correspondances ; l'animisme, qui prête aux non-humains l'intériorité des humains, mais les en différencie par le corps ; le naturalisme qui nous rattache au contraire aux non-humains par les continuités matérielles et nous en sépare par l'aptitude culturelle. La cosmologie moderne est devenue une formule parmi d'autres. Car chaque mode d'identification autorise des configurations singulières qui redistribuent les existants dans des collectifs aux frontières bien différentes de celles que les sciences humaines nous ont rendues familières. C'est à une recomposition radicale de ces sciences et à un réaménagement de leur domaine que ce livre invite, afin d'y inclure bien plus que l'homme, tous ces « corps associés » trop longtemps relégués dans une fonction d'entourage.
L'intelligence artificielle connaît son heure de gloire. Aux déboires des commencements ont succédé, au tournant du XXI? siècle, des avancées spectaculaires mais qui ne sont pas parfaitement comprises : l'intelligence artificielle reste en partie opaque. Pis : elle a beau progresser, la distance qui la sépare de son objectif proclamé - reproduire l'intelligence humaine - ne diminue pas.Pour dissiper cette énigme, il faut en affronter une deuxième : celle de l'intelligence humaine. Celle-ci ne se réduit pas à la capacité de résoudre toute espèce de problème. Elle qualifie par un jugement la manière dont nous faisons face aux situations, quelles qu'elles soient, dans lesquelles nous sommes. L'intelligence est une notion irréductiblement normative, à l'image du jugement éthique ou esthétique, et c'est pourquoi elle est réputée insaisissable.Un système artificiel «intelligent» connaît non pas les situations, mais seulement les problèmes que lui soumettent les agents humains. C'est sur ce point uniquement que l'intelligence artificielle peut nous épauler. De fait elle résout une variété toujours plus grande de problèmes pressants.Ce devrait demeurer là son objectif, plutôt que celui, incohérent, de chercher à égaler, voire surpasser, l'intelligence humaine. L'humanité a besoin d'outils dociles, puissants et versatiles, et non de pseudo-personnes munies d'une forme inhumaine de cognition.
Pour les nazis, la «culture» était à l'origine la simple transcription de la nature : on révérait les arbres et les cours d'eau, on s'accouplait, se nourrissait et se battait comme tous les autres animaux, on défendait sa horde et elle seule. La dénaturation est intervenue quand les Sémites se sont installés en Grèce, quand l'évangélisation a introduit le judéo-christianisme, puis quand la Révolution française a parachevé ces constructions idéologiques absurdes (égalité, compassion, abstraction du droit...).
Pour sauver la race nordique-germanique, il fallait opérer une «révolution culturelle», retrouver le mode d'être des Anciens et faire à nouveau coïncider culture et nature. C'est en refondant ainsi le droit et la morale que l'homme germanique a cru pouvoir agir conformément à ce que commandait sa survie. Grâce à la réécriture du droit et de la morale, il devenait légal et moral de frapper et de tuer.
Avec ce recueil d'études, Johann Chapoutot parachève et relie le projet de deux de ses livres précédents, Le National-socialisme et l'Antiquité (2008) et La Loi du sang : penser et agir en nazi (2014). En approfondissant des points particuliers, comme la lecture du stoïcisme et de Platon sous le IIIe Reich, l'usage de Kant et de son impératif catégorique ou la réception en Allemagne du droit romain, il montre comment s'est opérée la réécriture de l'histoire de l'Occident et par quels canaux de telles idées sont parvenues aux acteurs des crimes nazis.
Les sciences humaines d'aujourd'hui sont plus que du domaine du savoir : déjà des pratiques, déjà des institutions. Michel Foucault analyse leur apparition, leurs liens réciproques et la philosophie qui les supporte. C'est tout récemment que l'«homme» a fait son apparition dans notre savoir. Erreur de croire qu'il était objet de curiosité depuis des millénaires : il est né d'une mutation de notre culture. Cette mutation, Michel Foucault l'étudie, à partir du XVII? siècle, dans les trois domaines où le langage classique - qui s'identifiait au Discours - avait le privilège de pouvoir représenter l'ordre des choses : grammaire générale, analyse des richesses, histoire naturelle. Au début du XIX? siècle, une philologie se constitue, une biologie également, une économie politique. Les choses y obéissent aux lois de leur propre devenir et non plus à celles de la représentation. Le règne du Discours s'achève et, à la place qu'il laisse vide, l'«homme» apparaît - un homme qui parle, vit, travaille, et devient ainsi objet d'un savoir possible.Il ne s'agit pas là d'une «histoire» des sciences humaines, mais d'une archéologie de ce qui nous est contemporain. Et d'une conscience critique : car le jour, prochain peut-être, où ces conditions changeront derechef, l'«homme» disparaîtra, libérant la possibilité d'une pensée nouvelle.
«Quand l'homme en est réduit à l'extrême dénuement du besoin, quand il devient celui qui mange les épluchures, l'on s'aperçoit qu'il est réduit à lui-même, et l'homme se découvre comme celui qui n'a besoin de rien d'autre que le besoin pour, niant ce qui le nie, maintenir le rapport humain dans sa primauté. Il faut ajouter que le besoin alors change, qu'il se radicalise au sens propre, qu'il n'est plus qu'un besoin aride, sans jouissance, sans contenu, qu'il est rapport nu à la vie nue et que le pain que l'on mange répond immédiatement à l'exigence du besoin, de même que le besoin est immédiatement le besoin de vivre. Levinas, dans diverses analyses, a montré que le besoin était toujours en même temps jouissance. Mais ce que nous rencontrons maintenant dans l'expérience d'Antelme qui fut celle de l'homme réduit à l'irréductible, c'est le besoin radical, qui ne me rapporte plus à moi-même, à la satisfaction de moi-même, mais à l'existence humaine pure et simple, vécue comme manque au niveau du besoin. Et sans doute s'agit-il encore d'une sorte d'égoïsme, et même du plus terrible égoïsme, mais d'un égoïsme sans ego, où l'homme, acharné à survivre, attaché d'une manière qu'il faut dire abjecte à vivre et à toujours vivre, porte cet attachement comme l'attachement impersonnel à la vie, et porte ce besoin comme le besoin qui n'est plus le sien propre, mais le besoin vide et neutre en quelque sorte, ainsi virtuellement celui de tous. Vivre, dit-il à peu près, c'est alors tout le sacré. » Maurice Blanchot.
Spécialiste des langues, des religions et des civilisations de l'Iran avant l'islam, mais aussi de la Grèce ancienne, Clarisse Herrenschmidt étudie l'histoire des écritures de l'homme occidental, depuis les bulles à calculi de Sumer (Iraq) et de Suse (Iran) jusqu'à l'Internet, en passant par le Moyen- et le Proche-Orient, le monde grec et l'Europe.
En procédant à la synthèse de ses travaux, elle entreprend de comparer trois systèmes d'écriture, les situant dans le contexte où ils ont vu le jour : les modes d'écrire les langues (dont l'invention date de 3300 avant notre ère environ), ceux d'écrire les nombres sur la monnaie frappée (l'écriture monétaire arithmétique commence vers 620 avant notre ère, en Ionie), enfin l'écriture informatique et réticulaire, fondée sur un code (qui naît entre 1936 et 1948, puis se prolonge par celle des réseaux à partir de 1969 aux États-Unis). En décrivant leurs caractéristiques propres, elle cherche aussi à en analyser les structures communes et à montrer en quoi ces systèmes imprègnent le rapport au monde de leurs usagers. Au carrefour de plusieurs disciplines, la philologie, l'histoire, l'anthropologie et la linguistique, son enquête explore les nombreuses implications sur l'homme de cette « aventure sémiologique unique », désormais planétaire, dont il est fait le récit étonné et étonnant.
« C'est, en principe, une histoire de la folie qu'on enferme, du Moyen Âge au XIXe siècle ; c'est, plus profondément, à travers l'étude de cette structure qu'est l'internement, une tentative pour établir un dialogue entre folie et déraison ; c'est enfin une esquisse de ce que pourrait être "une histoire des limites - de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés dès qu'accomplis, par lesquels une culture rejette quelque chose qui sera pour elle l'Extérieur. » Maurice Blanchot.
«Seule l'action est la prérogative de l'homme exclusivement ; ni bête ni dieu n'en est capable, elle seule dépend entièrement de la constante présence d'autrui : c'est ainsi que, dans les premières pages de Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt répond à sa manière à la question qu'est-ce que l'homme ? dans un livre qui présente sans doute la synthèse la plus complète de sa pensée qu'elle ait donnée de son vivant. Les ouvrages réunis dans ce volume sont tous consacrés à ce problème de l'action, dont ils élucident à la fois la signification philosophique et les implications plus directement politiques. Publiés entre 1958 (Condition de l'homme moderne) et 1972 (Du mensonge à la violence), ils sont donc postérieurs au premier grand livre de Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme (1951), dont ils donnent en quelque sorte le contrepoint ; Hannah Arendt y montre ce qui, dans l'humaine condition, peut toujours être source de résistance contre tous les processus de destruction dont le totalitarisme moderne a représenté une forme paroxystique mais dont certains traits se retrouvent dans toutes les sociétés modernes. Tous ces ouvrages s'appuient sur un travail considérable d'élucidation philosophique, dont on peut mesurer l'ampleur en lisant le Journal de pensée mais, contrairement aux grands livres posthumes, ils sont centrés sur les questions pratiques, même lorsqu'ils proposent une interprétation d'ensemble de constructions théoriques aussi considérables que la science moderne ou la philosophie de l'histoire.»
Ce livre fait suite aux Couleurs de l'Occident : De la Préhistoire au XXI? siècle, paru en 2019, qui portait sur une analyse sociologique des systèmes et des codes de couleurs des sociétés occidentales en relation avec l'évolution de leurs structures et de leurs idéologies. Tandis que ce premier volume évoquait le contrôle social du langage des couleurs par les pouvoirs religieux, politiques, économiques, le second aborde le pôle opposé, l'irrationalité irréductible des couleurs qui relève des mythes et des imaginaires sociaux, ceux que les pouvoirs tentent de réduire à des codes institués, mais qui leur échappent et sont célébrées dans les mystères initiatiques, les médecines douces, la poésie et les arts, nos révoltes, nos subjectivités, jusqu'à devenir des marqueurs de nos différences individuelles.On s'est toujours évertué à expliquer les couleurs. Les chromatologues scientifiques s'acharnèrent à les échantillonner, numéroter, mesurer selon d'innombrables paramètres, et à les géométriser en cercles, triangles, cônes, sphères et autres solides, voire en système planétaire.Les artistes les explorèrent selon leurs effets inconscients, leur musique, leur seule puissance visuelle, leur magie. Les médecines douces les traitèrent comme des énergies corporelles. Les modes vestimentaires, le design, les cosmétiques en exploitèrent les symboliques irrationnelles.Elles sont apparemment devenues la liberté de notre regard, de l'artiste, de l'anarchiste, et même des psychotropes. Mais elles ont toujours été et demeurent aujourd'hui les couleurs de nos mythes et en suivent donc les codes, qui varient avec eux selon les sociétés et les époques.
Dans ce deuxième volume, Foucault poursuit son enquête historique sur les sources de notre sexualité occidentale. Il a dû infléchir son projet initial pour s'intéresser aux sources antiques, grecques et surtout romaines.La recherche se développe selon tous les aspects concernés par la sexualité et prend ainsi les dimensions d'une anthropologie générale du plaisir. Foucault ne néglige pas non plus l'économie de la sexualité et son inscription dans un cadre social et juridique, et il étudie le statut du mariage, ainsi que l'organisation des foyers. Enfin, l'ouvrage se conclut sur un traité d'érotique et une réflexion sur ce que serait l'amour véritable.
Immense texte bref de la tradition philosophique, rédigé peut-être lors du second séjour d'Aristote à Athènes, entre 335 et 323 avant J.-C., la Poétique a laissé, dans l'histoire de l'art occidental, une trace profonde. C'est la première définition spécifique de la «poésie» et de l'«art» (technè). La poïèsis est une «imitation» (mimèsis) ou un «mime», qui ne reproduit pas une réalité préalable ; si bien que le poème «ne s'intéresse pas à ce qui est, mais à ce qui peut être.» Le traité aristotélicien décrit plus qu'il ne prescrit. Aristote se préoccupe essentiellement d'expliquer ce qui fait que telle oeuvre singulière est une oeuvre d'art. S'il a transmis quelques concepts bientôt devenus d'authentiques poncifs (comme la catharsis), s'il a été déformé régulièrement et de manière toujours intéressante, ce texte unique et inaugural présente surtout deux grandes modalités du poétique : le drame et le récit, dont les deux formes sont le poème tragique et le poème épique.
Le tractatus logico-philosophicus de ludwig wittgenstein, qu'il se trouve ou non donner la vérité dernière sur les matières qu'il traite, mérite certainement, par son ampleur, son étendue et sa profondeur, d'être considéré comme un événement, important dans le monde philosophique.
Débutant à partir des principes du symbolisme et des rapports qui sont nécessaires entre les mots et les choses dans tout langage, il applique le résultat de ses recherches aux différents domaines de la philosophie traditionnelle, montrant dans chaque cas comment la philosophie traditionnelle et les solutions traditionnelles naissent de l'ignorance des principes du symbolisme et du mauvais usage du langage.
La structure logique des propositions et la nature de l'inférence logique sont d'abord traitées. ensuite, nous passons successivement à la théorie de la connaissance, aux principes de la physique, à l'ethique et enfin à la mystique.
Bertrand russell
Dispersé jusqu'à présent en trois volumes, Les origines du totalitarisme retrouve son unité dans la réunion des trois parties qui le constituent. L'ensemble est accompagné d'un dossier critique qui donne à la fois des textes inédits préparatoires ou complémentaires aux Origines, comme «La révolution hongroise», un débat avec Eric Voegelin, des extraits de correspondances avec Blumenfeld et Jaspers.Pour Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, des correspondances avec Jaspers, Blücher, Mary McCarthy, Scholem éclairent l'arrière-plan de l'écriture de l'ouvrage et la violente polémique qu'il a suscitée.
À l'heure où le naturalisme (thèse selon laquelle tout ce qui existe - objets et événements - ne comporte de cause, d'explication et de fin que naturelles) exerce une force philosophique et scientifique grandissante, l'oeuvre de Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) suscite un regain d'intérêt en raison de son mot d'ordre : le retour aux choses mêmes. Merleau-Ponty pose comme originaire l'étude de la perception : le corps n'est pas seulement une chose, qui serait un objet potentiel d'étude pour les sciences ; il est une condition permanente de l'expérience, parce qu'il constitue l'ouverture perceptive au monde et à son investissement. Il y a une coappartenance de la conscience et du corps dont l'analyse de la perception doit rendre compte. Merleau-Ponty rompt avec l'ontologie dualiste de Descartes et l'opposition entre les catégories de corps et d'esprit qui est si prégnante dans certaines sciences aujourd'hui : «C'est dans l'épreuve que je fais d'un corps explorateur voué aux choses et au monde, d'un sensible qui m'investit jusqu'au plus individuel de moi-même et m'attire aussitôt de la qualité à l'espace, de l'espace à la chose et de la chose à l'horizon des choses, c'est-à-dire à un monde déjà là, que se noue ma relation avec l'être.»
« Il y a une figure qui apparaît et réapparaît tout au long de ce livre. Ses instincts sont fondamentalement cruels ; sa manière est intransigeante. Il propage l'hystérie, mais il est immunisé contre elle. Il est au-delà de la tentation, parce que, malgré sa rhétorique utopiste, la satisfaction est le cadet de ses soucis. Il est d'une séduction indicible, semant derrière lui des camarades amers comme Hansel ses miettes de pain, seul chemin pour rentrer chez soi à travers un fourré d'excuses qu'il ne fera jamais. C'est un moraliste et un rationaliste, mais il se présente lui-même comme un sociopathe ; il abandonne derrière lui des documents non pas édifiants mais paradoxaux. Quelle que soit la violence de la marque qu'il laissera sur l'histoire, il est condamné à l'obscurité, qu'il cultive comme un signe de profondeur. Johnny Rotten/John Lydon en est une version ; Guy Debord une autre. Saint-Just était un ancêtre, mais dans mon histoire, Richard Huelsenbeck en est le prototype. » Greil Marcus.
Archéologie : mot dangereux puisqu'il semble évoquer des traces tombées hors du temps et figées maintenant dans leur mutisme. En fait, il s'agit pour Michel Foucault de décrire des discours. Non point des livres (dans leur rapport à leur auteur), non point des théories (avec leurs structures et leur cohérence), mais ces ensembles à la fois familiers et énigmatiques qui, à travers le temps, se donnent comme la médecine, ou l'économie politique, ou la biologie. Ces unités forment autant de domaines autonomes, bien qu'ils ne soient pas indépendants, réglés, bien qu'ils soient en perpétuelle transformation, anonymes et sans sujet, bien qu'ils traversent tant d'oeuvres individuelles.
Et là où l'histoire des idées cherchait à déceler, en déchiffrant les textes, les mouvements secrets de la pensée, apparaît alors, dans sa spécificité, le niveau des «choses dites» : leur condition d'apparition, les formes de leur cumul et de leur enchaînement, les règles de leur transformation, les discontinuités qui les scandent. Le domaine des choses dites, c'est ce qu'on appelle l'archive ; l'archéologie est destinée à en faire l'analyse.
L'ouvrage entend combler une lacune assez étonnante de l'édition française:il n'existait jusqu'à présent dans notre langue aucune anthologie des «Jeunes hégéliens», cette génération d'auteurs qui, dans les années 1840, ont bouleversé le paysage philosophique à coups d'articles publiés dans des revues plus ou moins confidentielles et dont le plus célèbre n'est autre que Karl Marx. Les textes de ces auteurs nous plongent dans l'atmosphère des quelques années, marquées par une effervescence comme il n'y en a qu'une fois par siècle, qui ont précédé et préparé la révolution de 1848:dans un contexte d'intenses transferts intellectuels entre l'Allemagne et la France, on assiste à la formation et à la diffusion des principaux courants du progressisme politique (libéralisme, socialisme, communisme, anarchisme). De la critique de la religion à la critique de la société existante et de l'État, en passant par la critique de la philosophie elle-même, c'est un moment intellectuel capital pour l'histoire de la philosophie et pour l'histoire européenne tout court qui est désormais rendu accessible par cette réunion de textes d'auteurs aussi fameux que mal connus.
Qu'en est-il de l'économie dans les sociétés primitives ? a cette question fondamentale, la réponse classique de l'anthropologie économique est la suivante : l'économie archaïque est une économie de subsistance et de pauvreté, elle parvient au mieux à assurer la survie du groupe incapable de sortir du sous-développement technique.
Le sauvage écrasé par son environnement écologique et sans cesse guetté par la famine et l'angoisse, telle est l'image habituellement répandue.
Travestissement théorique et idéologique des faits, réplique ici tranquillement un anthropologue et économiste américain de réputation internationale. passant des chasseurs australiens et bochimans aux sociétés néolithiques d'agriculteurs primitifs telles qu'on peut encore les observer en afrique ou en mélanésie, au viêt-nam ou en amérique du sud, relisant sans parti pris les textes connus et y ajoutant des données chiffrées, marshall sablins affirme, avec autant d'esprit que d'érudition : non seulement l'économie primitive n'est pas une économie de misère, mais elle est la première et jusqu'à présent la seule société d'abondance.
Comme le dit pierre clastres dans sa présentation : " si l'homme primitif ne rentabilise pas son activité, c'est non pas par ce qu'il ne sait pas le faire, mais parce qu'il n'en a pas envie. " tout le dossier de la question est à reprendre. une affaire à suivre.
«Du grand ouvrage dont rêvait Merleau-Ponty ne restent que cent cinquante pages manuscrites. Quelle est leur fonction : introduire. Il s'agit de diriger le lecteur vers un domaine que ses habitudes de pensée ne lui rendent pas immédiatement accessible. Il s'agit, notamment, de le persuader que les concepts fondamentaux de la philosophie moderne - par exemple, les distinctions du sujet et de l'objet, de l'essence et du fait, de l'être et du néant, les notions de conscience, d'image, de chose - dont il est fait constamment usage impliquent déjà une interprétation singulière du monde et ne peuvent prétendre à une dignité spéciale quand notre propos est justement de nous remettre en face de notre expérience, pour chercher en elle la naissance du sens.» Claude Lefort.
Les idéaux du progrès ont été l'élément essentiel de la philosophie bourgeoise des Lumières, déployée sous la bannière de la Raison. Au XX? siècle, le progrès scientifique et technique était de ce point de vue suffisamment avancé pour qu'un monde sans famine, sans guerre et sans oppression cessât d'appartenir au domaine de l'utopie. Or les grandes innovations de l'ère moderne ont été payées «d'un déclin croissant de la conscience théorique». La domination de la société sur la nature, portée à un degré jamais atteint, s'est accompagnée d'une évolution qui n'attache de prix qu'à ce qui est immédiatement utilisable, techniquement exploitable. Les principes de vérité, de liberté, de justice, d'humanité ont perdu leur réalité pour devenir de simples mots. Du même coup, l'ambition de réaliser ces principes dans le monde social s'est vidée de sa substance : celui qui ne sait pas ce qu'est la liberté n'est plus en mesure de lutter pour elle sur le plan politique. Dans ce texte matriciel de ce que l'on appelle «l'École de Francfort», Horkheimer (1895-1973) et Adorno (1903-1969) analysent comment cette autodestruction de la Raison ne peut que se poursuivre à l'avenir et engendrer de nouvelles formes de totalitarisme - à moins que l'ambiguïté qui réside au coeur de la notion de progrès ne soit enfin clairement reconnue et sans cesse surmontée.
Elias Canetti parle de Masse, comme Michelet du Peuple, Tocqueville de la Démocratie ou Spengler des Cultures. Et comme ces grands devanciers auxquels il fait souvent penser, l'auteur s'empare d'une intuition brutale, profonde, et commence par s'abandonner à la révélation d'une évidence - la conjuration panique de tout ce qui, en l'homme, menace de la détruire, et d'abord l'inconnu - pour élaborer progressivement une théorie des rapports qui unissent les phénomènes de masse à toutes les manifestations de la puissance.Mais quel contemporain des guerres mondiales et des révolutions, des fascismes et du national-socialisme, ne sentira à quel point cette intuition nourrie de forte érudition anthropologique et psychanalytique s'enracine au plus intime, au plus charnel des bouleversements du siècle ?