La figuration n'est pas tout entière livrée à la fantaisie expressive de ceux qui font des images. On ne figure que ce que l'on perçoit ou imagine, et l'on n'imagine et ne perçoit que ce que l'habitude nous a enseigné à discerner. Le chemin visuel que nous traçons spontanément dans les plis du monde dépend de notre appartenance à l'une des quatre régions de l'archipel ontologique : animisme, naturalisme, totémisme ou analogisme. Chacune correspond à une manière de concevoir l'ossature du monde, d'en percevoir les continuités et les discontinuités, notamment les diverses lignes de partage entre humains et non-humains.
Masque yup'ik d'Alaska, peinture sur écorce aborigène, paysage miniature de la dynastie des Song, tableau d'intérieur hollandais du XVIIe siècle : par ce qu'elle montre ou omet de montrer, une image révèle un schème figuratif particulier, repérable par les moyens formels dont elle use, et par le dispositif grâce auquel elle pourra libérer sa puissance d'agir. En comparant avec rigueur des images d'une étourdissante diversité, Philippe Descola pose magistralement les bases théoriques d'une anthropologie de la figuration.
"Travail utile, fatigue inutile" est un texte fondamental. À l'heure des bullshit jobs, ce texte prémonitoire fait figure de manifeste, de bréviaire, alors que le modèle économique dévastateur mis en place depuis un demi-siècle semble parvenu en bout de course. La révolution industrielle, la démesure de la production dans le capitalisme émergent, nourri de la pensée libérale utilitariste, ont consacré l'idée d'un travail de plus en plus aliénant, qui a rompu avec le réel, le monde et la nature.
Ivan illich amplifie et radicalise sa critique de la société industrielle.
Il ne vise plus une institution particulière (école, santé, transports), mais l'organisation globale. il dénonce la servitude née du mode industriel de production, le gigantisme des outils, le culte de la croissance indéfinie et de la réussite matérielle.
L'homme va-t-il réclamer son droit, reprendre la parole et le pouvoir de décider, rouvrir un espace social de rencontres et d'échanges, se souvenir qu'il a un passé, des voisins, des égaux ?
Ce n'est que par la redécouverte de la convivialité que les sociétés s'humaniseront.
Le chamane est un individu capable, d'une façon mystérieuse pour nous, de voyager en esprit, de se percevoir simultanément dans deux espaces, l'un visible, l'autre virtuel, et de les mettre en connexion. Ce type de voyage mental joue un rôle clé pour établir des liens avec les êtres non humains qui peuplent l'environnement.
Les chamanes ne gardent pas pour eux seuls l'expérience du voyage en esprit : ils la partagent avec un malade, une famille, parfois une vaste communauté de parents et de voisins. Les participants au rituel vivent tous ensemble cette odyssée à travers un espace virtuel. De génération en génération, les sociétés à chamanes se sont transmis comme un précieux patrimoine des trésors d'images hautes en couleur, mais en grande partie invisibles.
Ce livre est le fruit d'enquêtes de terrain et reprend l'ample littérature ethnographique décrivant les traditions autochtones du nord de l'Eurasie et de l'Amérique. Au travers de récits pleins de vie, il rend compte de l'immense contribution à l'imaginaire humain des différentes technologies cognitives des chamanes. Les civilisations de l'invisible bâties par les peuples du Nord, encore puissantes à l'aube du XXe siècle, n'ont pas résisté longtemps à l'entreprise d'éradication méthodique menée par le pouvoir colonial des États modernes, qu'il s'agisse de l'URSS, des États-Unis ou du Canada. Ce livre nous permet en?n de les appréhender dans toute leur richesse.
Philippe Descola est aujourd'hui l'anthropologue français le plus commenté au monde, au point d'apparaître comme le successeur légitime de Claude Lévi-Strauss. De ses enquêtes auprès des Indiens jivaros de Haute-Amazonie à son enseignement au Collège de France, il revient sur son parcours d'anthropologue - son expérience du terrain et les discussions qui ont animé l'anthropologie des années 1970 et 1980 -, et éclaire aussi la question environnementale et le droit des sociétés indigènes.
Si la modernisation est un phénomène social d'emprunt qui a revêtu au cours de l'histoire bien des formes, force est de constater que l'Occident, depuis le XVe siècle, s'est imposé - par les armes bien souvent ou par la propagande - comme le modèle de la modernité. Volontairement ou non, des centaines de sociétés se sont transformées sous son influence, de sorte que, pour la première fois, toutes sont entrées dans la trame d'une histoire commune. Mais quelles ont été les différentes modalités de cette vaste mutation ? Dans quelle mesure certaines sociétés ont-elles pu s'intégrer à ce mouvement d'ensemble tout en conservant des traits spécifiques, différents, voire opposés à ce qui était promu par l'Occident ? Car on peut s'occidentaliser sans devenir occidental. Et comment faire alors la part entre les transformations irréversibles et celles qu'il est aujourd'hui possible de remettre en cause ?
Longtemps, la croyance dans le progrès a laissé croire que développement économique, évolution des moeurs et démocratisation politique allaient de pair. L'effondrement de ce mythe permet aujourd'hui de mieux caractériser ce qui a réellement été en jeu dans la mondialisation portée par le capitalisme industriel, et ainsi d'appréhender les défis qui attendent aujourd'hui des sociétés occidentales en butte à une hostilité exacerbée et sur le point, peut-être, de perdre le leadership économique, politique et militaire qui a nourri leur expansion.
Mettant à profit une vie de recherches sur le fonctionnement des sociétés, Maurice Godelier propose ici une relecture de la naissance et de l'essor du monde moderne, et un bilan sans concession sur le rôle et la place de l'Occident.
En anthropologie comme dans la culture populaire, les rois sont des figures qui fascinent et qui intriguent. Ils se révèlent comme des héros ou des tyrans avec une vigueur dont les personnages politiques sont incapables. En réfléchissant sur des sujets tels que la temporalité, l'altérité et l'utopie - mais aussi le divin, l'étrange, le sacré ou le bestial - Graeber et Sahlins explorent ce qu'est la royauté d'un point de vue philosophique et anthropologique. Ils montrent que les rois symbolisent bien plus de choses que la seule souveraineté. Rédigé avec finesse, esprit et rigueur d'analyse, cet ouvrage ouvre un espace pour l'étude de cette figure aussi fascinante que récurrente.
Quel est le point de vue des Indiens sur la question du point de vue ? Comment repenser la métaphysique depuis le regard du jaguar ? Dans ce recueil d'entretiens, l'anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro nous introduit à une pensée neuve : le perspectivisme amérindien. À partir des cosmogonies autochtones, c'est un rapport au monde au-delà des oppositions entre Nature et Culture, Sujet et Objet, qu'il s'agit d'affirmer. Lévi-Strauss, les masques, la littérature, les jaguars, les vautours ou les pécaris, tout cela est mobilisé dans un discours synthétique qui renverse totalement nos habitudes de penser. Un appel à un autre régime de perception.
À travers l'étude du sacrifice, Hubert et Mauss s'intéressent au sacré et au rapport au sacré, dont l'étude ouvre une fenêtre sur la nature de la société puisque les choses sacrées sont choses sociales. À partir de l'idée de l'unité générique du sacrifice qui repose sur le postulat de l'unité du genre humain, la démarche suppose de s'intéresser à toutes les formes de sacrifices rituels pour en tirer le schème général ou type idéal. Ce parti pris méthodologique comparatiste, issu de l'école durkheimienne, fait toute l'originalité de l'essai à son époque et sa pertinence de nos jours, évitant les spéculations généalogiques qui établiraient l'antériorité d'une forme sur une autre. Ce texte classique permet de formuler une série de questions toujours actuelles pour l'ethnographie.
Grâce à ses expériences de terrain en tant qu'ethnologue des communautés d'éleveurs de rennes de Laponie, et avec l'aide de bon nombre de philosophes et d'anthropologues (Martin Heidegger, Gregory Bateson, Gilles Deleuze, Jakob von Uexküll, James Gibson, Charles Darwin, etc.), Tim Ingold déploie dans cette anthologie les lignes d'une pensée originale délimitant les territoires de l'évolution biologique et culturelle, les environnements humains et non humains, les royaumes de la pensée et de l'action, ainsi que les discours rivaux de l'art et de la science.
De la poétique de l'habiter à l'écologie du sensible, Tim Ingold plaide pour une réconciliation entre les projets de la science naturelle et ceux de l'éthique environnementale, pour un retour aux sources de l'anthropologie.
De tous temps, l'économie a fait partie des sociétés humaines. Sa place est naturelle. Nous n'avons pas de prise sur son développement. D'ailleurs, le marché satisfait tous nos besoins... Vraiment ?
Karl Polanyi bat en brèche cette « légende ». Depuis le XIXe siècle, l'omniprésence du marché et, par conséquence, de l'industrie et de la technique, n'a cessé de croître. « L'Ère de la machine » a vu cet ensemble s'étendre à toutes les sphères de nos existences. Elle nous impose ses valeurs et son fonctionnement.
Polanyi plaide pour une refondation de notre rapport à l'économie afin d'en retrouver le contrôle. Il affirme la nécessité de nouveaux principes directeurs. C'est à cette seule condition que nous pourrons nous extraire d'un engrenage qui ne peut mener qu'au totalitarisme.
Considéré comme un des grands anthropologues français du XXe siècle, Philippe Descola réalise son premier terrain en Amazonie. En ethnographe, il vit des années durant au sein de la tribu des Jivaros Achuar, et observe les relations que ces Amérindiens entretiennent avec les êtres de la nature. En ethnologue, il montre que l'opposition traditionnellement établie en Occident entre nature et culture ne se vérifie pas chez les Achuar, qui attribuent des caractéristiques humaines à la nature. En anthropologue enfin, il définit quatre modes de rapport au monde que sont le totémisme, l'animisme, le naturalisme et l'analogisme permettant de rendre compte des relations de l'homme à son environnement.
En un texte clair et didactique, Philippe Descola nous restitue les grandes étapes de son parcours et nous introduit de manière vivante à la pratique de l'anthropologie et à une « écologie des relations ».
Françoise Héritier est partie d'un constat : le petit nombre des types terminologiques existant en matière de parenté dans les sociétés les plus diverses. Elle a cherché à mettre en évidence les lois qui les fondent à travers les notions d'identité et de différence sexuelle.
De l'identité et de la différence en matière de sexe dérivent des combinaisons logiques qui rendent compte non seulement des terminologies, mais également des structures d'alliance.
À partir du cas des Samo de Haute-Volta, l'auteur démontre l'existence de stratégies matrimoniales particulières des consanguins selon qu'ils sont de même sexe ou de sexe différent, et interroge la transposition de ce modèle à d'autres sociétés, dont la nôtre.
À mi-chemin du récit et de l'étude sociologique, Anthropologie est une enquête en creux, née de l'impression suscitée par le regard d'une jeune Rom mendiant devant un centre commercial. Troublé par ce visage, l'auteur évite d'abord la rencontre. Il décide finalement de rencontrer celle qui est à l'origine de son trouble. Mais elle disparaît à ce moment-là. Il tente alors de la retrouver et de percer le secret de cette figure devenue obsédante. À la façon du héros de Mr. Arkadin de Welles, il part à la recherche de tous ceux qui ont pu la croiser. De cette quête minutieuse, traque d'une absence, se dégage un tableau sociologique de la France contemporaine et de ses «exclus». Avec cet ouvrage, Éric Chauvier jette les bases d'une nouvelle façon de concevoir et de pratiquer l'anthropologie.
Si le bourdon fait partie du système reproducteur du trèfle, pourquoi ne ferions-nous pas partie du processus de croissance d'artefacts ? Un regard attentif aux mondes animaux révèle les mille et une manières dont la technique et le beau émergent du sensible. Mais qu'en est-il des relations sociales de production, de domination et d'exploitation ? Si celles-ci ne relèvent pas exclusivement de l'humain, que disent-elles de la manière dont on le devient ?
En imaginant, l'homme peut rendre possible l'impossible : dans les mythes ou les religions, ce qui est imaginé n'est jamais pensé ni vécu comme imaginaire par ceux qui y croient. Cet imaginé-là, plus réel que le réel, est sur-réel.
Si Lévi-Strauss affirme que « le réel, le symbolique et l'imaginaire » sont « trois ordres séparés », Maurice Godelier montre au contraire que le réel n'est pas un ordre séparé des deux autres. Les rites, objets et lieux sacrés ne témoignent-ils pas de la réalité de l'existence de Dieu, des dieux ou des esprits pour une partie de l'humanité ? Le symbolique déborde la pensée, envahit et mobilise le corps tout entier, le regard, les gestes, les postures mais aussi l'ensemble du monde : il est le réel.
L'ouvrage nous entraîne au coeur stratégique des sciences sociales, car s'interroger sur la nature et le rôle de l'imaginaire et du symbolique, c'est vouloir rendre compte de composantes fondamentales de toutes les sociétés et d'aspects essentiels du mode d'existence proprement humain, des aspects qui forment une grande part sociale et intime de notre identité.
Dans cette magistrale synthèse de l'histoire du développement humain, Lewis Mumford, face à l'énigme de l'asservissement total de l'homme moderne au système technique qu'il s'est créé, est amené à repenser de fond en comble le processus de l'humanisation. Il bat en brèche l'idée d'un homme essentiellement fabricant et utilisateur d'outils et montre que l'intelligence humaine s'est développée, tout autant sinon davantage, grâce à la création de symboles, de rites et d'idées.
Pour Mumford, la nouvelle organisation sociale qui apparaît au quatrième millénaire, fondée sur la royauté de droit divin et sanctifiée par un corps de prêtres professionnels, fut bien plus le produit des mythes et du rituel que le résultat d'innovations techniques majeures. C'est à ce moment que prit corps un archétype de « machine invisible », baptisée « Mégamachine » par l'auteur et dont sont tributaires les grands ouvrages de l'Antiquité.
Depuis lors, sous des formes variables nous la retrouverons à travers l'histoire au fondement de toutes les organisations sociales complexes, sous les triples espèces de la machine travail, de la machine militaire, de la machine bureaucratie.
À travers sa généalogie de la violence mécanique, Mumford nous dévoile cette cruelle vérité que devraient méditer les chantres de la rédemption informatique de l'humanité globalisée : à attendre des remèdes aux méfaits de la technique en recourant à des solutions techniques, on ne fait que précipiter le désastre. Il démonte la façon dont le système technologique détruit l'autonomie individuelle, les bases d'une démocratie authentique et la civilisation elle-même. Ainsi, cinquante ans après sa parution, le livre de Mumford garde son caractère prémonitoire.
Paru en deux tomes aux États-Unis en 1966 et 1970, Le Mythe de la machine, qui clôt le cycle d'ouvrages amorcé avec Technique et civilisation (1934), avait été traduit en français de façon quelque peu indigente et publié chez Fayard en 1974. Espérons que la présente version du premier tome saura mieux que la précédente rendre justice à ce texte prophétique.
L'originalité du commentaire de Viveiros de Castro s'exprime de deux manières : 1. en proposent une analyse inédite de la réception philosophique de Clastres en France. 2. en montrant en quoi l'oeuvre de Clastres a introduit une "révolution copernicienne" dans les théories classiques de l'anthropologie politique qui voudraient que l'État organisé fût la finalité de toute société.
Viveiros de Castro se saisi du mot d'ordre de Clastres « société contre l'État » en faisant du signifiant «indigène» le mot d'ordre d'un Brésil « mineur » (Deleuze et Guattari :
Comme devenir résistant à une norme répressive). Pour montrer cela il développe l'idée de « politique indigène » qui, au regard de la crise environnementale, redéfini le politique selon nos capacités à habiter, partout localement, la Terre.
Les essais rassemblés dans cet ouvrage balisent et condensent une vingtaine d'années d'enquêtes ethnologiques, de réflexions et de lectures au cours desquelles Alban Bensa, spécialiste du monde kanak, propose une approche novatrice de la différence qui le conduit à concevoir véritablement, loin de la fossilisation des cultures, la fin de l'exotisme d'antan.
Si Marx et Engels se sont particulièrement intéressés à caractériser le mode de production capitaliste dans lequel ils vivaient et qu´ils combattaient, leur oeuvre témoigne d´une attention croissante au fonctionnement des sociétés pré-capitalistes. Ce recueil, publié en 1973 par le Centre d´études et de recherches marxistes, paraît dans édition augmentée : aux textes de Marx, Engels ou Lénine et à la célèbre introduction de Maurice Godelier, s´ajoutent des réflexions postérieures de l´anthropologue sur ces questions. Ce volume permet de repenser toute une série d´affirmations mécanistes sur le développement économique, social et idéologique des sociétés de classes, à travers de nouveaux concepts (certains redécouverts chez Marx) : mode de production asiatique, transition, formations économiques et sociales...
Paru chez Anacharsis en 2011, Anthropologie de l'ordinaire s'est imposé comme un essai des plus radicaux dans l'entreprise de revitalisation de l'anthropologie et de sa réintroduction dans le débat public.
Fondé sur une critique des grandes théories classifictoires académiques, l'ouvrage dénonce les stratégies d'écriture qui refoulent les scories de l'enquête dans un hors-champ pour asseoir son autorité scientifique. Un procédé ici identifié comme une entreprise de « désinterlocution » des personnes observées. Au final, les livres ainsi obtenus cloisonnent des espaces étanches entre les « observés », les lecteurs et les anthropologues, ces derniers placés dans une position dominante, du reste non dépourvue de conséquences politiques.
C'est précisément à partir de ce hors-champs, de ce foisonnement de l'ordinaire, qu'Éric Chauvier propose de reconsidérer l'anthropologie, réajustant de la sorte ses enjeux à sa pratique.
Il ne s'agit plus ici d'extirper du terrain « l'essence de ce qui fait sens », mais de prendre acte des anomalies qui se font jour au cours de l'enquête, qui sont véritablement à la fois l'objet et la matière de l'enquête.
Le renversement de perspective est radical, qui revendique sur le terrain comme dans la production littéraire qui en découle un « appariement des consciences » entre anthropologues, lecteurs et observés, soit : la condition d'un apprentissage partagé.
Conçu comme une véritable « boîte à outils », Anthropologie de l'ordinaire. Une conversion du regard concerne toutes les sciences humaines.
Marqué par l'expérience de l'exil, ce volume témoigne d'un moment à la fois biographique et historique au cours duquel, comme nombre d'artistes et savants juifs européens, Claude Lévi-Strauss est réfugié à New York. Écrits entre 1941 et 1947, alors qu'il n'a pas encore délaissé ses réflexions politiques, les dix-sept chapitres de ce livre restituent une préhistoire de l'anthropologie structurale.
Ces années américaines sont aussi celles de la prise de conscience de catastrophes historiques irrémédiables : l'extermination des Indiens d'Amérique, le génocide des Juifs d'Europe. À partir des années 1950, l'anthropologie de Lévi-Strauss semble sourdement travaillée par le souvenir et la possibilité de la Shoah, qui n'est jamais nommée.
L'idée de « signifiantzéro» est au fondement même du structuralisme. Parler d'Anthropologie structurale zéro, c'est donc revenir à la source d'une pensée qui a bouleversé notre conception de l'humain. Mais cette préhistoire des Anthropologies structurales un et deux souligne aussi le sentiment de tabula rasa qui animait leur auteur au sortir de la guerre et le projet - partagé avec d'autres - d'un recommencement civilisationnel sur des bases nouvelles.
Que se passe-t-il lorsque certains procédés poétiques et narratifs propres à la littérature sont importés dans l'écriture des sciences humaines ? Une lente et méthodique dérive vers la fiction ? Une attention renouvelée aux techniques et aux formes du récit ? Un usage à la fois plus explicite et plus retors de la position d'auteur ? Une excavation des fantasmes sous-jacents à toute activité spéculative ? Ces pistes sont explorées par tâtonnements successifs. Si les problèmes anthropologiques du savoir, de l'écriture et de l'autorité en constituent le point de départ, ce n'est que pour mieux ménager les conditions d'un dispositif expérimental où les récits d'enquêtes se délitent peu à peu. Des variétés distinctes de fabulation apparaissent alors sans jamais trancher tout à fait le cordon ombilical qui les rattache aux sciences humaines. Pierre Déléage est anthropologue, philosophe et traducteur. Il a notamment publié Le Chant de l'anaconda (2009) et L'autre-mental (2020).