Comme le suggère sans doute un titre dont la constance ne doit (presque) rien à la paresse, on trouve ici des pages aussi diverses par leur âge que par leurs thèmes, et dont la mosaïque ne se recommande que par cette diversité.
Leur propos est d'esthétique en général, de poétique en particulier, de musique parfois, de peinture souvent, mais le plus spécifique en apparence y a souvent trait au plus universel, et, comme il va de soi, réciproquement. Leur disposition, quoique nullement aléatoire, n'exige aucun respect de la part du lecteur, qui s'en affranchira même assez pour négliger, s'il veut, telle ou telle étape : sauter des pages est un droit qu'on acquiert avec chaque livre, et qu'on ne saurait exercer avec trop d'ardeur, puisque - l'étymologie nous l'assure - lire, c'est choisir, et donc, bien évidemment, ne pas lire. Quelques-uns de ces objets pourtant - Stendhal, Proust, Venise - insistent, et signent.
Un palimpseste est, littéralement, un parchemin dont on a gratté la première inscription pour lui en substituer une autre, mais où cette opération n'a pas irrémédiablement effacé le texte primitif, en sorte qu'on peut y lire l'ancien sous le nouveau, comme par transparence. Cet état de choses montre, au figuré, qu'un texte peut toujours en cacher un autre, mais qu'il le dissimule rarement tout à fait, et qu'il se prête le plus souvent à une double lecture où se superposent, au moins, un hypertexte et son hypotexte - ainsi, dit-on ,l'Ulysse de Joyce et l'Odyssée d'Homère. J'entends ici par hypertextes toutes les œuvres dérivées d'une œuvre antérieure, par transformation, comme dans la parodie, ou par imitation, comme dans le pastiche. Mais pastiche et parodie ne sont que les manifestations à la fois les plus visibles et les plus mineures de cette hypertextualité, ou littérature au second degré, qui s'écrit en lisant, et dont la place et l'action dans le champ littéraire - et un peu au-delà - sont généralement, et fâcheusement, méconnues. J'entreprends ici d'explorer ce territoire.
Un texte peut toujours en lire un autre, et ainsi de suite jusqu'à la fin des textes. Celui-ci n'échappe pas à la règle : il l'expose et s'y expose. Lira bien qui lira le dernier.
G. G.
Avant de faire époque dans la littérature et dans l’art, avant de représenter une sensibilité ou un style (dont on annonce régulièrement le « retour »), le romantisme est d’abord une théorie. Et l’invention de la littérature. Il constitue même, très exactement, le moment inaugural de la littérature comme production de sa propre théorie – et de la théorie se pensant comme littérature. Par là, il ouvre l’âge critique auquel nous appartenons encore.
Poétique où le sujet se confond avec sa propre production, et Littérature close sur la loi de son propre engendrement, le romantisme (nous, en somme), c’est le moment de l’absolu littéraire.
Cela s’est joué vers 1800, à Iéna, autour d’une revue (l’Athenaeum) et d’un groupe (celui des frères Schlegel). Or, depuis bientôt deux cents ans que ce moment a eu lieu, pratiquement aucun des textes majeurs où s’est effectuée une telle opération n’a été traduit en français. La première ambition de ce livre est, par conséquent, de donner à lire certains d’entre eux. Mais comme la contrainte que le romantisme exerce sur nous est à proportion de la méconnaissance où il a été tenu, on a voulu, chaque fois, accompagner ces textes et en prendre, à notre usage, la mesure théorique. Question, tout simplement, de vigilance : car au fond « l’absolu littéraire », n’est-ce-pas ce qui hante, encore aujourd’hui, notre demi-sommeil théorique et nos rêveries d’écritures ? Ph. L.-L. et J.-L. N. La traduction et l’annotation des textes ont été assurées avec la collaboration de Anne-Marie Lang.
On considère habituellement qu'il y a d'un côté la littérature, de l'autre la critique : d'un côté l'écrivain, de l'autre le commentateur. Pour cette raison, s'il existe de nombreuses études sur l'art du romancier, du dramaturge ou du poète, il n'en existe guère sur celui du critique. On envisagera ici, au rebours d'une telle tradition, la critique comme de la littérature.
Si la critique littéraire est un genre parmi d'autres, il n'y a plus aucune raison de se priver du plaisir (car c'en est un) de porter sur elle un regard de poéticien : on cherchera ainsi à forger une poétique de la critique – " poétique " devant s'entendre comme théorie générale des formes, et " critique " comme commentaire d'un texte particulier. On explorera ainsi les procédés d'écriture et de réécriture propres au discours critique, en laissant à d'autres, s'ils le souhaitent, le soin de se prononcer sur leur validité.
D'Homère commenté par Zoïle ou Aristarque, jusqu'à Proust commenté par Barthes, Richard ou Starobinski, des scolies antiques et médiévales jusqu'aux recommandations du Monde des livres, des manuscrits grecs, byzantins ou chinois jusqu'aux réseaux sociaux, on arpentera tout un domaine jusqu'ici fâcheusement délaissé par la poétique.
Il en résultera peut-être quelques conséquences imprévues – car, dès lors que la critique est envisagée comme une écriture, au même titre que son objet, il est bien possible que les textes critiques nous parlent autant d'eux-mêmes, si ce n'est plus, que des textes derrière lesquels ils prétendent généralement s'effacer.
Les frontières entre fait et fiction, réalité et imaginaire, ont la réputation d'être désormais brouillées. Pourquoi les défendre ? Parce qu'elles sont une nécessité cognitive, conceptuelle et politique ; parce que leur disparition élimine le plaisir de passer d'un monde à l'autre. Françoise Lavocat propose ici de repenser les frontières de la fiction dans la littérature, le cinéma, le théâtre et les jeux vidéo.
La première ambition de son livre réside dans le bilan très complet qu'il dresse des controverses anciennes et récentes sur le statut de la fiction dans les domaines de la théorie littéraire, du droit, de la
psychanalyse et des sciences cognitives. À la faveur des ces éclairages multiples, l'ouvrage prend notamment en compte le phénomène du storytelling, l'histoire des rapports entre Histoire et poésie, la
question du blasphème. Le parti pris de distinction qu'il adopte, tout en défendant l'idée d'une hybridité essentielle de la fiction, en constitue le second intérêt et la stimulante nouveauté. Les conditions de possibilité d'une culture de la fiction sont interrogées, ainsi que ses limites. Le point de vue défendu renouvelle entièrement les termes du débat : l'auteur s'emploie en effet à définir la fiction comme un monde possible possédant son ontologie propre, en concentrant l'intérêt sur la relation aux personnages, la question des paradoxes et de la métalepse, cette figure qui confirme la frontière entre les mondes en donnant l'illusion de la franchir.
Françoise Lavocat est professeur de littérature comparée à l'université Paris 3-Sorbonne nouvelle et membre de l'Institut universitaire de France. Elle a déjà publié de nombreux ouvrages et récemment dirigé La Théorie littéraire des mondes possibles (CNRS Éditions, 2010) et Interprétation littéraire et sciences cognitives (Hermann, 2016).
Cet ouvrage s'attache à définir le nouveau paradigme de la forme dramatique qui, apparaissant dans les années 1880, se perpétue jusque dans les dramaturgies contemporaines. Un pont est ainsi jeté entre les premières pièces de la modernité du théâtre, celles d'Ibsen, Strindberg, Tchekhov, et les plus récentes, qu'il s'agisse des œuvres de Heiner Müller, de Bernard-Marie Koltès ou de Jon Fosse. Jean-Pierre Sarrazac met en évidence la dimension rhapsodique du drame moderne : une forme ouverte, profondément hétérogène, où les modes dramatique, épique et lyrique, voire argumentatif (le dialogue philosophique contaminant le dialogue dramatique) ne cessent de s'ajointer ou de se chevaucher. Loin de souscrire aux idées de " décadence " (Lukács), d'obsolescence (Lehmann) ou de mort du drame (Adorno), Poétique du drame moderne dessine les contours, toujours en mouvement, d'une forme la plus libre possible, mais qui n'est pas l'absence de forme.
Né en 1946, Jean-Pierre Sarrazac est auteur dramatique et universitaire. Professeur émérite d'études théâtrales à Paris III-Sorbonne nouvelle et professeur invité à l'université de Louvain-la-Neuve, il a fondé à Paris-III le Groupe de recherche sur la Poétique du drame moderne et contemporain.
La perception que nous avons de l'espace ne constitue pas tout à fait une donnée naturelle. Elle est fortement influencée par notre environnement culturel.
À l'espace homogène que nous percevons aujourd'hui, où seules varient les distances, s'oppose l'espace hétérogène du Moyen Âge, senti comme de nature différente selon qu'il est proche ou lointain. De cette distinction, illustrée par les arts figuratifs, la cartographie, la littérature, le langage même, découlent des conséquences qui embrassent notre civilisation entière : celle-ci, en dix siècles, glisse d'un modèle à l'autre, au prix d'un bouleversement de ses valeurs sensorielles et symboliques.
Paul Zumthor retrace cette histoire de quatre points de vue convergents : par rapport à l'idée de " lieu " et de stabilité, à celle de " dimension " et de mouvement, à celle d'inconnu désirable et de " découverte ", enfin dans les représentations imagées. Le moment critique, où l'on bascule du monde ancien à la modernité, n'est pas identique dans ces diverses perspectives. Du moins une période tournante se dessine-t-elle entre 1450 et 1550 : emblématiquement, l'équipée de Christophe Colomb en marque le centre.
Jamais l’humanité n’a consommé autant de fictions que de nos jours, et jamais elle n’a disposé d’autant de techniques différentes pour étancher cette soif d’univers imaginaires. En même temps, comme en témoignent les débats autour des « réalités virtuelles », nous continuons à vivre à l’ombre du soupçon platonicien : la mimèsis n’est-elle pas au mieux une vaine apparence, au pire un leurre dangereux ?
Pour répondre au soupçon antimimétique et mieux comprendre l’attrait universel des fictions, il faut remonter au fondement anthropologique du dispositif fonctionnel. On découvre alors que la fonction est une conquête culturelle indissociable de l’humanisation, et que la compétence fictionnelle joue un rôle indispensable dans l’économie de nos représentations mentales. Quant aux univers fictifs, loin d’être des apparences illusoires ou des constructions mensongères, ils sont une des faces majeures de notre rapport au réel. Et cela vaut pour toute fiction. Les œuvres d’art mimétiques ne s’opposent donc pas aux formes quotidiennes plus humbles de l’activité fictionnelle : elle en sont le prolongement naturel.
Rien de plus simple, et en même temps de plus trompeur, qu’un énoncé rapportant un texte à « son » genre. C’est ainsi que, d’Aristote à Brunetière en passant par Hegel, les poéticiens ont poursuivi le mirage d’une théorie unitaire des genres littéraires. Or, dire que La Princesse de Clèves est un récit, ou Le Parfum un sonnet, c’est certes nommer et classer ces textes, mais selon des logiques très différentes – le premier cas mettant en jeu l’exemplification d’une propriété, et le second l’application d’une règle.
Cette simple remarque laisse entrevoir la conclusion radicale et dérangeante de ce livre : la pluralité des logiques « génériques » est irréductible. Par là, Jean-Marie Schaeffer tourne une page de l’histoire de la poétique. Désormais, on ne pourra plus faire comme si un texte n’était pas, d’abord et avant tout, un acte de langage, comme si la théorie littéraire n’avait rien à attendre de la philosophie.
La mondialisation et le développement des réseaux d'information bouleversent à ce point nos codes de communication, notre langage et notre littérature, que nous oublions que le XIXe siècle, avec le brutal essor de la presse, fut plongé dans un bouleversement comparable.
Cet essai revient sur la naissance de cette civilisation du journal qui entraîna la France dans l'ère médiatique. Paradoxalement, la littérature se trouve au cœur de ce changement : alors qu'elle semble submergée par ce nouveau régime communicationnel, elle constitue en effet le seul réservoir de formes poétiques disponible pour inventer l'écriture journalistique. Nourris par la matrice littéraire et informés par les exigences médiatiques, de nouveaux genres apparaissent alors dans les quotidiens, tels la chronique, le reportage, l'interview...
Or ces genres manifestent un nouveau rapport au réel, à la fiction, à l'écriture de soi. La première révolution médiatique est donc également à l'origine de la plupart des grandes mutations littéraires du XIXe siècle, depuis l'invention du réalisme jusqu'à la naissance d'une poésie du quotidien.
Dans notre environnement médiatique, cet essai témoigne de la capacité de la littérature à se réinventer.
Marie-Eve Thérenty, professeur de littérature française à l'université de
Montpellier 3 et membre de l'Institut universitaire de France, est spécialiste des relations entre presse et littérature.
Sinuant à travers des thèmes aussi variés que les fonctions de la critique, la Poétique d'Aristote, la cathédrale gothique, la comédie américaine, l'Esthétique de Hegel, le western classique, le jazz, la série télévisée, le réalisme et le romanesque, le détail et l'exception, le comique et le tragique, l'humour et l'ironie, Vermeer, l'art moderne et contemporain, les Mémoires d'outre-tombe, ce volume évoque à sa façon, volontairement rhapsodique, la relation, toujours instable ou ambiguë, entre les œuvres et les genres, littéraires et autres. Ses rubriques désignent des séquences plus ou moins continues de pages plus ou moins autonomes, et diversement enchaînées, avec ou sans transition. Davantage qu'un saut d'objet, chaque césure marque un suspens d'écriture et suggère à la lecture une pause à durée variable, entre soupir et point d'orgue.
La composition d'une œuvre désigne à la fois son élaboration, ses parties et leur agencement, autant dire son tout, mais vu sous un angle particulier : comme un assemblage. Or, elle règle aussi et surtout les allures : le lecteur est emporté, pris dans le défilé des lieux et des scènes ; il subit la scansion des affects, les changements de régime, les variations de vitesse et de lumière ; il éprouve dans le temps la forme du texte. Comment traiter de la composition sans rien perdre de ce mouvement ?
Afin de pimenter la chose avec des mises à l'épreuve un peu fortes, on a privilégié, pour l'irrégularité du genre, des textes romanesques. Mme de Lafayette, Prévost, Stendhal, Balzac, Flaubert, Proust apportent des éclairages particuliers aux questions générales : la construction d'une forme au fil du texte, l'opposition lecture de loin/lecture de près, la coexistence de cohérences multiples, le détail. Des points sensibles de l'art du roman sont examinés : les ouvertures, les descriptions, les transitions, la gestion de l'information, l'usage d'architectures modulaires.
Hypothèses théoriques, lectures pas à pas, expérimentations diverses, changements de point de vue et d'échelle, on propose des instruments capables de décrire les configurations mouvantes du matériau, fausses pistes et vraies surprises. On n'a pas cherché à effacer les traces de ces itinéraires aventureux, mais à composer un livre qui associât le lecteur à l'enquête.
Michel Charles a enseigné la littérature française et la théorie littéraire à l'École normale supérieure. Il dirige la revue Poétique. Il est l'auteur, dans la même collection, de Rhétorique de la lecture (1977), L'Arbre et la Source (1985) et Introduction à l'étude des textes (1995).
Les études qui composent ce volume s'articulent en une suite rigoureuse : Critique et poétique, Poétique et histoire, La rhétorique restreinte (ou métaphore et métonymie), Métonymie chez Proust (ou la naissance du Récit), enfin Discours du récit (pour une technologie du discours narratif) qui est un essai de méthode "appliqué" à la Recherche du Temps perdu. Discours dont la dualité de démarche se veut exemplaire : "La spécificité proustienne est irréductible, elle n'est pas indécomposable. Comme toute œuvre, comme tout organisme, la Recherche est faite d'élémcnts universels qu'elle assemble en une totalité singulière. L'analyser, c'est donc aller non du général au particulier, mais bien du particulier au général. Ce paradoxe est celui de toute poétique, sans doute aussi de toute activité de connaissance, toujours écartelée entre ces deux lieux communs incontournables, qu'il n'est d'objets que singuliers, et qu'il n'est de science que du général ; toujours cependant réconfortée, et comme aimantée, par cette autre vérité un peu moins répandue, que le général est au cœur du singulier, et donc - contrairement au préjugé commun - le connaissable au cœur du mystère."
La musique est un art peu considéré par la philosophie et l'esthétique, spontanément poéticistes et picturalistes. Trop vague, trop louche, trop rebelle au concept : comment penser ce que l'on ne peut que si mal décrire ? L'expérience musicale est pourtant, sous ses deux aspects (le jeu, l'écoute), susceptible d'une approche rigoureuse. Dans les deux cas, le corps est primordial : producteur de musiques, il est aussi soumis aux pouvoirs de la musique qui règle ses mouvements (danse) ou qui les dérègle (transe). La musique nous révèle quelque chose du corps et de la corporéité ; elle nous révèle aussi quelque chose du temps. Le temps musical est un temps non narratif, un temps extérieur ou antérieur à l'ordre humain du récit. On rassemble ici ces diverses puissances de la musique sous un concept, celui d'altération. L'altération musicale se déploie dans la construction et la vie des codes musicaux, dans l'interprétation et l'histoire des œuvres, mais, d'abord, dans l'œuvre elle-même, qui n'est pas objet mais processus : rythme, redondance, polyphonie, immanence et retour. Le philosophe a quelque chose à apprendre de la musique, s'il veut bien l'écouter.
La rhétorique classique définissait la métalepse comme la désignation figurée d'un effet par sa cause ou vice versa, et plus spécifiquement la métalepse "de l'auteur" comme une figure par laquelle on attribue à l'auteur le pouvoir d'entrer lui-même dans l'univers de sa fiction, comme lorsqu'on dit que Virgile "fait mourir Didon" au IVe livre de l'Énéide. De cette façon de dire, la narratologie moderne s'est autorisée pour explorer sous ce terme les diverses façons dont le récit de fiction peut enjamber ses propres seuils, internes ou externes : entre l'acte narratif et le récit qu'il produit, entre celui-ci et les récits seconds qu'il enchâsse, et ainsi de suite. Mais la fiction littéraire n'a pas le monopole de ces pratiques transgressives, et l'on tente ici d'en évoquer quelques effets, désinvoltes ou inquiétants, qu'on trouve à l'oeuvre dans d'autres arts : en peinture, au théâtre, au cinéma, à la télévision, partout en somme où la représentation du monde, d'Homère à Woody Allen, se met elle-même en scène, en jeu, et parfois en péril.
Si le lecteur se pose la question "Est-il je ?", c'est que le romancier la lui souffle en combinant délibérément deux registres incompatibles : la fiction et l'autobiographie. Il donne au héros des traits d'identité qui lui appartiennent en propre. Il sème le paratexte d'indices contradictoires. Il cultive l'ambivalence des citations, des commentaires et des mises en abyme. Il raconte des souvenirs improbables, tantôt à la première, tantôt à la troisième personne. Il se représente en enfant, en adolescent, en écrivain, en voyageur, en amant, en dépression, au tribunal, au confessionnal ou sur le divan... sans jamais dire qui il est.
Cette stratégie de l'ambiguïté est constitutive d'un genre littéraire mal connu qui fut d'abord nommé roman personnel, puis roman autobiographique, avant d'être rebaptisé récemment, et hâtivement, autofiction. On tente ici non seulement d'inventorier les procédés qu'il met en oeuvre mais aussi de retracer son histoire, d'expliquer son infortune critique et de comprendre comment il fonctionne. Avec la conviction qu'il détient une part de notre avenir littéraire.
À quoi servent les fenêtres en littérature ? Comment et à quelles fin encadrent-elles si souvent les aventures des personnages de fiction ou les contemplations des poètes, depuis le courtois Moyen Âge jusqu'aux plus urbains XIXe et XXe siècles ? Seuil à double sens entre l'intérieur et l'extérieur, mais aussi entre le sujet et le monde, la fenêtre rapporte l'identité individuelle au surgissement de l'altérité ; en même temps qu'elle ouvre l'espace fini d'une représentation, elle facilite l'accès à la connaissance.
Par ses multiples fonctions, la fenêtre est ici conçue moins comme un objet référentiel ou un thème littéraire que comme un objet théorique, défini par la notion d'hypersigne : c'est-à-dire comme un noyau de la représentation, qui préside au système de signes instauré par l'œuvre, opérant une densification du sens et fondant les modèles herméneutiques de son déchiffrement. Le pari de cet ouvrage consiste à proposer une vision renouvelée du concept de représentation, par la définition d'une approche inédite, appelée " sémiologie historicisée ", susceptible de conjuguer la théorie et l'histoire de la littérature.
Quel est le point commun entre Sixième Sens et Desperate Housewives, entre Le Superbe Squelette d'Alice Sebold et L'Attentat de Yasmina Khadra, entre La Douane de mer de Jean d'Ormesson et les Damnés de Chuck Palahniuk, entre La Voyageuse de Dominique Rolin et Barzakh de Juan Goytisolo ? Si différentes soient-elles, ces fictions sont toutes racontées par un mort. Elles participent d'un courant important de l'écriture du moi à l'époque de l'autofiction, et d'un changement capital dans la représentation du sujet et dans l'art narratif. En effet, si les voyages en enfer, les mémoires d'outre-tombe et les apparitions s'inscrivent dans une tradition fort ancienne, un tabou aussi vieux que la littérature interdisait de confier à un défunt la totalité du récit. Depuis le milieu des années 1980, la fiction que l'on pourrait nommer, à la suite de Derrida, " autothanatographique " s'est imposée comme une forme résolument nouvelle de la poétique de la mort. Comment et pourquoi fascine-t-elle des écrivains aussi divers ? Que nous apprend-elle sur notre rapport à la mort et sur notre façon d'en parler ? Et ne confirme-t-elle pas, en dernière analyse, la mort du roman ?
Pour la théorie littéraire, un texte n'est jamais qu'un exemple et elle laisse le commentateur s'abîmer dans une glose infinie en quête d'une richesse unique. Mais lorsqu'on a un texte à étudier, le consensus sur son insaisissable particularité n'est en aucun cas une réponse satisfaisante à la question : et maintenant, que fait-on ?
La méthode exposée, mise au point sur un vaste corpus (de Rabelais à Proust), fait intervenir des critères simples, telles l'élégance et l'efficacité des hypothèses, ou la distinction entre la cohérence du texte et la cohérence de l'analyse. Le modèle rationnel qu'elle dessine rend compte des textes comme objets instables et lieux de puissants investissements individuels et collectifs.
Dans l'étude des textes, on se pose plus souvent la question du comment que celle du pourquoi. Or les deux sont inséparables. Aussi le discours sur la méthode est-il ici doublé d'une réflexion sur les enjeux, envisagés dans la perspective d'une critique de l'interprétation et d'un rapport résolument actif à la littérature.
L'étude des textes manque sans doute aujourd'hui et de méthode et de légitimité. Avec cette Introduction et les instruments de travail qu'elle propose, on a essayé de faire d'une pierre deux coups.
Le penseur russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) a mené sous le régime soviétique une existence marginale, mais ses travaux, publiés en partie après sa mort, sont aujourd'hui traduits et discutés dans le monde entier. Ils portent sur l'histoire de la littérature russe et mondiale, avec en particulier les livres sur Dostoïevski et Rabelais, mais aussi sur la théorie du langage, des genres littéraires, du psychisme humain, de la culture et de la connaissance, pour culminer dans une anthropologie philosophique.
La question à laquelle revient inlassablement Bakhtine, à travers ces différents thèmes et approches, est celle de la nature profondément dialogique des humains : " Etre signifie être pour autrui et, à travers lui, pour soi. "
Première introduction à l'œuvre et la pensée de Bakhtine, le présent livre se situe à mi-chemin entre l'anthologie et le commentaire, et il permet d'entendre à nouveau la voix de Bakhtine : pour que le dialogue puisse se poursuivre. Il contient également quatre textes des années vingt, issus du cercle de Bakhtine et jamais auparavant publiés en français.
Pages, paysages : les divers essais ici rassemblés obéissent, comme ceux qui les ont précédés, à un désir double. On y tente une lecture qui se fonderait à la fois sur l'essence verbale des oeuvres littéraires (ce qui les constitue en pages), et sur les formes, thématico-pulsionnelles, par où s'y manifeste un univers singulier (ce qui les organise en paysages). Ajoutons que, dans leurs dispositifs littéraux, leurs reliefs ou pentes d'écriture, les pages peuvent se contempler comme des paysages; et les paysages à leur tour, à travers leurs configurations sensorielles, leur logique, leur ordre secret, se comprendre, se lire comme autant de pages.
témoignent ici quelques pa(ysa)ges de Baudelaire, Corbière, Laforgue, Flaubert, Huysmans, Segalen, Perse, Colette, Giono, Gracq, Ponge et Barthes. Plus un dernier texte non moins subtil : celui que tracent, à même le sol, sous les platanes, la course et le choc de quelques boules en quête d'un même bouchon.
De quoi donc peut-on parler encore ?
Quelle forme élaborer pour accommoder le gâchis ?
Comment mal dire ?
Où ? Quand ? Quoi ?
D’où vient la notion d’ancêtre ?
Ces questions, beckettiennes par excellence, correspondent aussi aux cinq catégories antiques de la technè rhètorikè ; et c’est sous l’angle rhétorique qu’en cinq sections distinctes elles sont ici envisagées.
L’œuvre de Samuel Beckett est d’abord, par cette démarche, située dans une tradition à laquelle elle entend donner une inflexion décisive. Mais l’outil rhétorique permet aussi de reconstituer le travail d’un texte dans lequel le discours critique ordinaire, qui parle d’une œuvre ratée, informe, neutre, humaine, classique, trouve à la fois son origine et son alibi. Le parti, résolument technique, de cette lecture n’exclut pas, loin de là, tout souci métaphysique (« c’est la même chose, disait Roland Barthes, que de parler technique ou métaphysique ») ; mais la métaphysique dont il est question ici diffère sensiblement de celle que confesse le texte beckettien et qu’il œuvre, avec succès semble-t-il, à faire recevoir.
Depuis la publication, en 1972, de Figures III, l'étude des structures et techniques narratives s'est largement développée dans le monde entier sur la base de ce que Gérard Genette avait proposé comme "discours du récit".
Après dix ans de réflexion, l'auteur revient ici sur ses traces, proposant à la fois une relecture critique de son essai de méthode, et le bilan d'une décade de recherches en narratologie - en particulier sur le terrain crucial des rapports entre choix de mode ("point de vue") et de voix ("personne"), qui déterminent l'essentiel d'une situation narrative.
Bien au-delà du modèle initial demandé à La Recherche du temps perdu, il ouvre l'enquête à tous les possibles du récit passé, présent et à venir, convaincu avec Borges que tout livre concevable, voire inconcevable, doit se trouver sur quelque rayon inconnu de l'infini littéraire. "Que vaudrait la théorie, demande-t-il, si elle ne servait aussi à inventer la pratique?" De sorte que ce Nouveau discours du récit est aussi un discours en attente de nouveaux récits : "Les critiques n'ont fait jusqu'ici qu'interpréter la littérature, il s'agit maintenant de la transformer".
L'invention des écritures du moi ne saurait être attribuée à un auteur, une doctrine, un milieu ou une époque. Très tôt, au Moyen-Orient, en Grèce, à Rome, à Byzance, en pays d'Islam, en Chine, au Japon, dans l'Europe médiévale et renaissante, des individus ont tenté de signaler leur existence, de retracer leur itinéraire, de définir leur identité.
Qui étaient-ils, quand, pourquoi et comment sont-ils passés à l'acte ? L'Histoire de leurs histoires fait certes apparaître la diversité des mobiles, des modèles et des pratiques. Mais elle montre aussi une corrélation constante entre le pluralisme de l'environnement culturel et l'émergence du sujet autobiographique. En quête de légitimité, le " je " va se glisser dans un genre bien établi – prière, rapport, chronique, biographie, éloquence, récit de voyages ou poésie – avant de subir l'attraction du roman.
En cédant à la tentation autobiographique, Aristide, Augustin, Ge Hong, Nijô, Blemmydès, Abélard, Ibn Khaldûn, Cellini et cent autres ont ouvert un nouvel espace anthropologique. Si les expériences dont ils témoignent sont souvent fort éloignées des nôtres, leurs stratégies de communication annoncent les développements ultérieurs du genre. De leur désir de se justifier et de se survivre est né un registre littéraire fondamentalement problématique.
Philippe GASPARINI est docteur en littérature générale et comparée. Auteur de Est-il Je ? (2004) et d' Autofiction (2008) parus dans la même collection, il se lance aujourd'hui dans une grande histoire de l'autobiographie.