Reinhard Hohn (1904-2000) est l'archétype de l'intellectuel technocrate au service du III? Reich. Juriste, il se distingue par la radicalité de ses réflexions sur la progressive disparition de l'État au profit de la «communauté» définie par la race et son «espace vital». Brillant fonctionnaire de la SS - il termine la guerre comme Oberführer (général) -, il nourrit la réflexion nazie sur l'adaptation des institutions au Grand Reich à venir - quelles structures et quelles réformes ? Revenu à la vie civile, il crée bientôt à Bad Harzburg un institut de formation au management qui accueille au fil des décennies l'élite économique et patronale de la République fédérale : quelque 600 000 cadres issus des principales sociétés allemandes, sans compter 100 000 inscrits en formation à distance, y ont appris, grâce à ses séminaires et à ses nombreux manuels à succès, la gestion des hommes. Ou plus exactement l'organisation hiérarchique du travail par définition d'objectifs, le producteur, pour y parvenir, demeurant libre de choisir les moyens à appliquer. Ce qui fut très exactement la politique du Reich pour se réarmer, affamer les populations slaves des territoires de l'Est, exterminer les Juifs. Passé les années 1980, d'autres modèles prendront la relève (le japonais, par exemple, moins hiérarchisé). Mais le nazisme aura été un grand moment managérial et une des matrices du management moderne.
L'intelligence artificielle connaît son heure de gloire. Aux déboires des commencements ont succédé, au tournant du XXI? siècle, des avancées spectaculaires mais qui ne sont pas parfaitement comprises : l'intelligence artificielle reste en partie opaque. Pis : elle a beau progresser, la distance qui la sépare de son objectif proclamé - reproduire l'intelligence humaine - ne diminue pas.Pour dissiper cette énigme, il faut en affronter une deuxième : celle de l'intelligence humaine. Celle-ci ne se réduit pas à la capacité de résoudre toute espèce de problème. Elle qualifie par un jugement la manière dont nous faisons face aux situations, quelles qu'elles soient, dans lesquelles nous sommes. L'intelligence est une notion irréductiblement normative, à l'image du jugement éthique ou esthétique, et c'est pourquoi elle est réputée insaisissable.Un système artificiel «intelligent» connaît non pas les situations, mais seulement les problèmes que lui soumettent les agents humains. C'est sur ce point uniquement que l'intelligence artificielle peut nous épauler. De fait elle résout une variété toujours plus grande de problèmes pressants.Ce devrait demeurer là son objectif, plutôt que celui, incohérent, de chercher à égaler, voire surpasser, l'intelligence humaine. L'humanité a besoin d'outils dociles, puissants et versatiles, et non de pseudo-personnes munies d'une forme inhumaine de cognition.
La lecture est l'une de ces conduites par lesquelles, quotidiennement, nous donnons un aspect, une saveur et même un style à notre existence. «J'allais rejoindre la vie, la folie dans les livres. [...] La jeune fille s'éprenait de l'explorateur qui lui avait sauvé la vie, tout finissait par un mariage. De ces magazines et de ces livres j'ai tiré ma fantasmagorie la plus intime...» Lorsque le jeune Sartre se rêve en héros après avoir lu les aventures de Pardaillan, il ne fait rien d'exceptionnel, sinon répéter ce que nous faisons tous quand nous lisons, puissamment attirés vers des possibilités d'être et des promesses d'existence que donne la littérature. C'est dans la vie ordinaire que les oeuvres se tiennent, qu'elles déposent leurs traces et exercent leur force. Il n'y a pas d'un côté la littérature, et de l'autre la vie ; il y a au contraire, dans la vie elle-même, des formes, des élans, des images et des styles qui circulent entre les sujets et les oeuvres, qui les exposent, les animent, les affectent. Car les formes littéraires se proposent dans la lecture comme de véritables formes de vie, engageant des conduites, des démarches, des puissances de façonnement et des valeurs existentielles. Dans l'expérience ordinaire de la littérature, chacun se réapproprie son rapport à soi-même, à son langage, à ses possibles et puise dans la force du style une esthétique.
«Le Mexique est un fragment, une partie d'une histoire beaucoup plus vaste. Les révolutions contemporaines en Amérique latine ont été et sont des réponses à l'insuffsance du développement, d'où procèdent aussi bien leur justification historique que leurs fatales et évidentes limites. Les modèles de développement que nous offrent aussi bien l'Est que l'Ouest sont des compendiums d'horreurs : pourrons-nous à notre tour inventer des modèles plus humains et qui correspondent mieux à ce que nous sommes ?Gens de la périphérie, habitants des faubourgs de l'Histoire, nous sommes, Latino-Américains, les commensaux non invités, passés par l'entrée de service de l'Occident, les intrus qui arrivent au spectacle de la modernité au moment où les lumières vont s'éteindre. Partout en retard, nous naissons quand il est déjà tard dans l'Histoire ; nous n'avons pas de passé, ou si nous en avons eu un, nous avons craché sur ses restes. Nos peuples ont dormi tout un siècle et, pendant qu'ils dormaient, on les a dépouillés et ils vont maintenant en haillons. Et pourtant, depuis un siècle, sur nos terres, si hostiles à la pensée, ici et là, en ordre dispersé mais sans interruption, sont apparus des poètes, des prosateurs et des peintres qui sont les égaux des plus grands des autres continents.»Le labyrinthe de la solitude est un ouvrage capital de la littérature mexicaine contemporaine.
On doit à Yves Michaud une analyse fondamentale de l'évolution contemporaine de l'Art.Dans le domaine des arts visuels qu'on appelle Art, nous sommes passés d'oeuvres (traditionnellement tableaux et sculptures) à des installations, des environnements, des dispositifs multimédias qui enveloppent le spectateur dans des expériences multi-sensorielles. Telle est la «vaporisation de l'art», son passage à l'état gazeux.La seconde évolution, que décrit cet ouvrage, «le triomphe de l'esthétique », c'est le mouvement d'esthétisation générale de nos milieux de vie.Il faut que tout soit «luxe, calme et volupté», plaisant, charmant, lisse, agréable, ou encore excitant, intéressant dans le registre couramment appelé «esthétique».L'apparition au cours du XVIII? siècle du concept d'esthétique fut indissociable du changement des expériences que donnaient les arts et de nouvelles formes de la sensibilité.Il en va de même aujourd'hui.L'expérience esthétique a changé : de frontale elle est devenue atmosphérique et se fait sous le signe du plaisir, du sensible et de l'éprouvé.Nous sommes en présence d'une révolution sensible qui rend indispensable une révolution dans «la théorie esthétique», mais la révolution de la sensibilité hyper-esthétique est encore plus importante que celle de la théorie.Le monde des atmosphères n'est plus celui de la perception esthétique.Le monde du Grand Art est mort et bien mort.
De quand date la peinture moderne ? De David, de Manet, de Cézanne, dira-t-on ; les candidats à l'acte fondateur ne manquent pas. Michael Fried pose autrement le problème. Moins qu'aux grandes individualités, c'est à ce qu'elles eurent en commun que l'auteur s'intéresse : le courant nouveau de figuration qui très vite devint la tradition moderne et auquel ces peintres participèrent ou s'opposèrent. Cette tradition naît au XVIII? siècle avec la critique d'art - notamment Diderot - et celle-ci formule une interrogation : quelle place le tableau doit-il réserver au spectateur ? De Greuze à David, la peinture refuse la théâtralité. Michael Fried montre les deux moyens que Diderot expose pour combattre la fausseté de la représentation et la théâtralité de la figuration : une conception dramatique de la peinture , qui recourt à tous les procédés possibles pour fermer le tableau à la présence du spectateur, et une conception pastorale qui à l'inverse, absorbe quasi littéralement le spectateur dans le tableau en l'y faisant pénétrer. Ces deux conceptions se conjuguent pour nier la présence du spectateur devant le tableau et mettre cette négation au principe de la représentation.
Écrire l'histoire du judaïsme, est-ce narrer le récit d'une vallée de larmes?Non répondit longtemps un des plus grands historiens du judaïsme, Salo Baron (1895-1989). Né en Galicie, au sein de l'empire des Habsbourg, invité à enseigner à New York en 1926, il découvrit alors ce qu'il pensait être l'exceptionnalisme américain.Société neuve, les États-Unis n'ont pas connu les Croisades, les affres du Moyen Âge, les malheurs de l'Inquisition, les pogromes de l'Europe de l'Est et de l'empire russe, dont celui de Kichinev en 1903 marqua tous les esprits; ils ont échappé au pire, à l'expulsion des Juifs européens. Baron en est persuadé, les États-Unis démentent à eux seuls ce qu'il appelle «la vision lacrymale de l'histoire», le récit du destin du judaïsme comme la liste ininterrompue des persécutions et des massacres. Tout au plus les Juifs américains se heurtent-ils à des préjugés, à des barrières sociales dans les clubs et les universités, mais jamais à un antisémitisme théorisé en idéologie politique à l'instar de l'Allemagne et de la France.Pourtant, en avril 1913 éclate à Atlanta l'affaire Leo Franck, le lynchage d'un Juif accusé du meurtre rituel d'une jeune fille. Première manifestation d'un antisémitisme de haine qui va éclore jusqu'à nos jours, porté par les suprémacistes blancs. Des centaines de synagogues ont brûlé au cours des décennies, jusqu'au massacre de Pittsburgh en 2018 et aux slogans antisémites lors de la tentative de putsch contre le Capitole en janvier 2021.La romance de l'exceptionnalisme sanctifiée par Salo Baron et à sa suite par les historiens du judaïsme américain se trouve-t-elle ainsi durablement démentie? Est-ce ici aussi le retour de l'histoire lacrymale?
Voici venu le temps des petits prophètes. Ils susurrent que le papier est voué à disparaître, ils se réjouissent de la mort du livre, qui les dispense, croient-ils, d'en lire, ils clament l'avènement du tout numérique et de sa révolution. Mais l'univers des prophéties est loin de notre monde réel. Robert Darnton met en parallèle les moyens électroniques de communication avec la puissance libérée par Gutenberg voilà plus de cinq siècles, il en évalue les effets anthropologiques sur la lecture, il mesure les avantages mutuels qui lient bibliothèques et Internet, il examine enfin nombre de problèmes d'ordre pratique, c'est-à-dire culturels, par exemple, pourquoi maintenir les acquisitions de livres imprimés tout en accroissant la place faite au numérique, support désormais privilégié par les jeunes générations? Comment légitimer les monographies numériques aux yeux des conservateurs pour qui un livre ne peut exister que sous forme imprimée ? Par quel paradoxe la bibliothèque, en apparence la plus archaïque des institutions, est, du fait de sa position au coeur du monde du savoir, l'intermédiaire idéal entre les modes de communication imprimés et numériques ? Chemin faisant, le lecteur découvre comment le livre met en forme la matière du monde, combien les processus de transmission modifient les textes mêmes, pourquoi le papier n'est pas entièrement remplaçable par le fichier numérique, que Shakespeare prouve la nécessité de conserver plus d'un exemplaire d'un livre, et ce que serait une République numérique des Lettres. Robert Darnton signe ici un livre non pas d'oraison, mais de raison gardée.
Occupy Wall Street, Indignés, Nuit Debout - plus que jamais la question est posée de définir la vie que nous souhaitons choisir et vivre.
Une vie vécue est inséparable de ses formes, de ses modalités, de ses régimes, de ses gestes, de ses façons, de ses allures... qui sont déjà des idées. Le monde, tel que nous le partageons et lui donnons sens, ne se découpe pas seulement en individus, en classes ou en groupes, mais aussi en «styles», qui sont autant de phrasés du vivre, animé de formes attirantes ou repoussantes, habitables ou inhabitables, c'est-à-dire de formes qualifiées : des formes qui comptent, investies de valeurs et de raisons d'y tenir, de s'y tenir, et aussi bien de les combattre.
C'est sur ce plan des formes de la vie que se formulent aujourd'hui beaucoup de nos attentes, de nos revendications, et surtout de nos jugements. C'est toujours d'elles que l'on débat, et avec elles ce sont des idées complètes du vivre que l'on défend ou que l'on accuse. Une forme de vie ne s'éprouve que sous l'espèce de l'engagement, là où toute existence, personnelle ou collective, risque son idée. Vouloir défendre sa forme de vie, sans tapage, en la vivant, mais aussi savoir en douter et en exiger de tout autres, voilà à quoi l'histoire la plus contemporaine redonne de la gravité.
Bien au-delà du champ de l'art, Marielle Macé propose la construction critique d'une véritable stylistique de l'existence. Cela suppose de s'intéresser sans préjugé à tout ce qu'engagent les variations formelles de la vie sur elle-même - styles, manières, façons - et de ne pas traiter forcément de vies éclatantes, triomphantes, d'apparences prisées ou de corps élégants. Ce n'est pas seulement la littérature mais bien toutes les sciences humaines qui, pour comprendre le monde immédiat, sous nos yeux, doivent s'y rendre vraiment attentives.
Ce tournant de siècle est marqué par une lassitude foncière. Ontologique, dirait-on:la chronométrie intime, les contrats avec le temps qui déterminent si largement notre conscience indiquent la fin d'après-midi. Nous sommes des tard venus. Du moins avons-nous le sentiment de l'être. On nous dirait ployés vers la terre et vers la nuit, comme des plantes à la tombée du jour.Quel impact ces temps couverts ont-ils sur la grammaire - c'est-à-dire l'organisation articulée de la perception, de la réflexion et de l'expérience, la structure nerveuse de la conscience qu'elle communique avec elle-même et les autres? Que deviennent les temps verbaux qui organisent notre présence au monde quand les sciences humaines et les arts, désenchantés par la glose, ne croient plus possible la création, mais que les sciences sont, elles, saisies par l'ivresse de la découverte des commencements, possible dans les temps à venir? Faut-il vraiment désormais que du futur la pensée et les arts fassent table rase?Au crépuscule des utopies - politiques, théologiques, philosophiques -, qui n'appartiennent plus à notre syntaxe, George Steiner a écrit le premier in memoriam pour les temps futurs. Du temps où la découverte des origines de la matière n'entendait pas encore tenir lieu de réflexion sur le néant, donc sur la création.
Contempler un tableau ou un paysage, écouter une pièce de musique, s'immerger dans un univers sonore, lire un poème, voir un film : telle est l'expérience esthétique. Or, dans chaque culture humaine, elle est de toutes les expériences communément vécues à la fois la plus banale et la plus singulière. Singulière car elle a pour condition qu'on s'y adonne sans autre but immédiat que cette activité elle-même ; banale, car elle n'en demeure pas moins de part en part une des modalités de base de l'expérience commune du monde. Elle exploite le répertoire de l'attention, de l'émotion et du plaisir mais elle leur donne une inflexion particulière, voire paradoxale. Il s'agit donc, démontre Jean-Marie Schaeffer, de comprendre non pas l'expérience des oeuvres d'art dans sa spécificité, mais l'expérience esthétique dans son caractère générique, c'est-à-dire indépendamment de son objet. Si l'expérience esthétique est une expérience de la vie commune, alors les oeuvres d'art, lorsqu'elles opèrent esthétiquement, s'inscrivent elles aussi dans cette vie commune. Mais n'est-ce pas là ce qui peut arriver de mieux et aux oeuvres et à la vie commune ? Faisant appel aux travaux de la psychologie cognitive, aux théories de l'attention, à la psychologie des émotions et à la neuropsychologie des états hédoniques pour en clarifier la nature et les modes de fonctionnement, l'ambition philosophique de cet ouvrage est de comprendre le comment de l'expérience esthétique - la généalogie évolutionnaire de cet emploi si singulier de nos ressources cognitives et émotives - et le pourquoi - ses fonctions, existentielles tout autant que sociales. Après cela, il sera difficile de penser l'expérience esthétique comme autrefois.
Nietzsche ne s'y est pas trompé:«Toujours le créateur s'est trouvé en désavantage vis-à-vis de celui qui ne faisait que regarder sans mettre lui-même la main à la pâte.» Triste privilège de la peinture:les philosophes énoncent des propositions sur la technique picturale et l'histoire de cet art indépendamment de tout critère empirique de validité, sans mobiliser aucune connaissance ni expérience, à l'encontre des philosophes qui, écrivant sur la musique - Nietzsche, Schopenhauer, Adorno ou Jankélévitch -, s'appuient toujours sur un savoir et sur un savoir-faire. Pourquoi la peinture, objet d'un discours philosophique sans objet, autorise-t-elle les interprétations sans contrôle, les analyses purement auto référentielles? Jacqueline Lichtenstein date du coup de force théorique de Kant, posant la double autonomie du jugement de goût par rapport au jugement de connaissance et de la théorie esthétique par rapport à la pratique artistique, la plupart des impasses philosophiques de l'esthétique. En regard, elle restitue, à partir de l'étude des conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture de 1667 à 1793, l'importance de l'analyse artistique - l'explication de l'oeuvre, chose mentale et matérielle tout à la fois, par les peintres. Ils y puisaient l'occasion de soulever un problème précis touchant à l'une des «difficultés» rencontrées - le sujet et la correction du dessin; la répartition des lumières; les libertés que le peintre peut prendre par rapport à l'histoire; l'expression des passions. Dans ce qu'on appelle philosophie de l'art, écrivait Friedrich Schlegel, il manque habituellement l'une ou l'autre:ou bien la philosophie, ou bien l'art. S'il fallait choisir, Jacqueline Lichtenstein soutiendrait sans doute aucun l'art contre la philosophie. Ou plutôt contre une certaine philosophie.
Du XVIIe siècle et jusqu'au coeur du XXe, de Vermeer à Matisse et Picasso, nombre de peintres européens ont pris l'atelier pour le monde. C'est dans l'atelier qu'ils firent l'expérience du monde, tel qu'il entre dans la peinture. Le fait est sans précédent, tant dans l'art européen antérieur que dans d'autres traditions picturales comme celles de l'Asie. La singularité des postulats mais aussi des préoccupations et contraintes picturales qu'implique le phénomène de l'atelier n'a pas été spécifiquement reconnue ni définie. Pour une part, l'expérience immédiate de l'artiste dans l'atelier est rarement représentée à l'état pur. De nombreux autres facteurs - les conventions de la représentation réaliste, les relations avec la clientèle et le marché, la nature de l'exposition - entrent dans la fabrication et la vision des tableaux qui sont informés par l'atelier. Qui plus est, bien que la pratique du studio laisse paraître des traits cohérents, le milieu de l'atelier ne s'est pas prêté au genre de thèses discursives qui ont été élaborées, par exemple, sur les constructions picturales de la perspective. Les réalités de l'atelier sont fuyantes, mais elles sont déterminantes et étonnamment vivaces dans la peinture européenne. Elles sont ici cernées par Svetlana Alpers.
Voilà presque 2 500 ans, Diogène demandait à ses disciples qu'à sa mort ils jettent son corps par-dessus le mur, où il serait dévoré par des bêtes sauvages. Quelle importance puisqu'il aurait quitté ce monde? Pourtant Diogène fit scandale. Pourquoi - quel que soit le contexte religieux et idéologique, et même lorsque la croyance en l'âme est imprécise - le corps sans vie est-il considéré, en tous lieux et à toutes époques, comme important? Comment la persistance de l'être se substitue-t-elle au cadavre? Les vivants ont bien plus besoin des morts que l'inverse, et les morts sont à l'origine de mondes sociaux. Mobilisant poésie et peinture, architecture et médecine, statuaire et géographie, littérature et théologie, ce grand livre délimite les manières dont les morts ont façonné le monde moderne, malgré le désenchantement supposé de notre ère. Trois questions le structurent. «Où sont géographiquement les morts?» Laqueur décrit la naissance, au Moyen Âge, du lieu de repos dominant des morts - l'enclos paroissial - et expose les motifs pour lesquels, aux XVIII?
Et XIX? siècles, il fut largement supplanté par le cimetière moderne. «Qui sont les morts?» explicite les raisons qui ont rendu insupportable l'inhumation anonyme et conduit, depuis le XIX? siècle et à une échelle sans précédent, à réunir les noms des défunts sur de longues listes et des monuments commémoratifs. «Que sont les morts?» éclaire l'échec de la crémation:cette technique sophistiquée - la transformation du corps en matière inorganique -, commencée comme une fantaisie moderniste visant à dépouiller la mort de son histoire, est venue buter sur l'inacceptable anonymat des cendres du Génocide. L'originalité foncière de Laqueur est de révéler les manières dont les morts font la civilisation à grande échelle comme au niveau intime, en tous lieux et en tous temps; leur poids historique, philosophique et anthropologique est immense et presque sans limite ni comparaison.
L'histoire de l'art a commencé avec les invasions barbares. Vers 1800, ces invasions sont devenues soudainement l'événement décisif par lequel l'Occident se serait engagé dans la modernité:le sang neuf des races du Nord, tout en conservant l'ancien, aurait apporté un art nouveau, nécessairement antiromain et anticlassique, et dont l'héritage était encore manifeste en Europe. Ce récit fantastique, inséparable de la formation des États-nations et de la montée des nationalismes en Europe, se fondait sur le double postulat de l'homogénéité et de la continuité des peuples «étrangers»:il fit bientôt tomber les styles artistiques sous la dépendance du sang et de la race. L'histoire de l'art associa ses objets à des groupes raciaux en s'appuyant sur quelques singularités visibles:tantôt leurs qualités «tactiles» ou «optiques» les dénonçaient comme «latins» ou «germains», tantôt la prédominance des éléments linéaires trahissait une origine méridionale, quand le «pictural» indiquait clairement une provenance germanique ou nordique. Les musées, pour finir, regroupèrent les productions des beaux-arts selon leur provenance géographique et l'appartenance «ethnique» de leurs créateurs. Il serait parfaitement vain de chercher à démontrer que l'histoire de l'art fut une discipline raciste:elle ne l'aura été ni plus ni moins que les autres sciences sociales qui, toutes, furent touchées ou orientées par la pensée raciale visant à classer et hiérarchiser les hommes en fonction de traits somatiques et psychologiques qui leur étaient attribués. Mais, montre Éric Michaud, les liens qu'elle a tissés entre les hommes et leurs objets artistiques ne sont pas encore tranchés:l'opinion la plus commune sur l'art est qu'il incarne au mieux le génie des peuples. Aujourd'hui encore, sur le marché mondialisé, la provenance ethnico-raciale exhibée des oeuvres - «Black», «African American», «Latino» ou «Native American» - donne à ces objets d'échange une plus-value estimable. Ainsi s'expose en permanence une concurrence des «races» qui n'est jamais que la même qui présida aux commencements de l'histoire de l'art.
Ce que social veut dire est un ouvrage en deux tomes, destiné au seul lecteur français. Il entend permettre à ce dernier de comprendre, à travers quelque vingt-cinq textes échelonnés sur vingt ans, l'évolution théorique d'Axel Honneth, représentant de la troisième génération de l'École de Francfort.
Le premier volume (Le déchirement du social) rassemble les contributions dans lesquelles Honneth, à travers la confrontation avec des auteurs classiques (Kant, Fichte, Hegel) ou contemporains et la philosophie sociale (Sartre, Lévi-Strauss, Merleau-Ponty, Castoriadis, Bourdieu, Boltanski et Thévenot), précise les caractères constitutifs de la 'lutte' sociale pour la 'reconnaissance'.
Le second (Les pathologies de la raison, à paraître) appliquera la théorie de la reconnaissance au vaste domaine du diagnostic des injustices et des pathologies sociales (confrontations avec Adorno, Benjamin, Neumann, Mitscherlich, Wellmer, mais aussi la psychanalyse et la théorie de la justice).
Ces deux aspects de l'évolution théorique - éclairer les causes des conflits sociaux et étudier comment ils peuvent être justifiés et jugés sur le plan normatif - sont ici distingués en deux volumes pour un souci de lecture, bien qu'ils se soient toujours chevauchés et mutuellement fécondés, dans un projet global très précis : rapporter toute vie sociale au désir des sujets de valoir aux yeux de leurs semblables comme des personnes à la fois dignes de considération et dotées d'une individualité unique.
Ce qui exige que nous comprenions toujours les régulations centrales de la vie sociale comme des ordres de la reconnaissance, mais aussi comme la manifestation sociale d'un devoir-être moral. Prises ensemble, ces deux idées signifient également que la sociologie et la philosophie pratique ne peuvent s'exercer indépendamment l'une de l'autre.
Avec cet ouvrage, Axel Honneth marque une étape décisive dans ce qu'il appelle "le parcours de la reconnaissance", c'est-à-dire l'appréhension de la société contemporaine comme mue par les luttes visant à la reconnaissance par autrui de la spécificité et de l'égale dignité de chaque individualité. Prônant une répartition équitable des libertés individuelles entre tous les membres de la société, il repense à nouveaux frais une théorie de la justice, qui, afin d'échapper à la simple proclamation de principes idéaux, allie impérativement analyse empirique et réflexion normative.
Chaque sphère constitutive de notre société incarne institutionnellement un aspect déterminé de notre expérience de la liberté individuelle : l'idée une, moderne, de justice est donc fragmentée en autant de sphères institutionnalisées d'une promesse de liberté efficiente, selon leurs modalités propres.
Sur la base de cette idée fondatrice, Axel Honneth se livre à l'une des entreprises les plus ambitieuses de la philosophie contemporaine : une "reconstruction normative" destinée à déterminer, à travers l'évolution historique de chacune de ces sphères sociales (les rapports personnels : amitié, relations intimes, famille ; l'économie de marché : marché et morale, consommation, marché du travail ; la formation de la volonté démocratique : vie publique démocratique, État de droit démocratique, culture politique), jusqu'à quel point les conceptions de la liberté qui y furent à chaque fois institutionnalisées (liberté juridique, liberté morale, liberté sociale) ont déjà atteint une concrétisation ou se sont heurtées à des pathologies qui leur sont propres.
Une conscience claire des exigences à venir de la justice sociale n'est possible que si nous gardons le souvenir des revendications d'une liberté institutionnalisée qui sont demeurées jusqu'à aujourd'hui sans réponse. À cette fin, il y a nécessité, pour toute théorie de la justice digne de ce nom, d'une récapitulation des combats menés sur le terrain normatif de la modernité.
Le public français connaît Michael Fried pour ses travaux d'historien de l'art. Grâce à lui, la grande tradition de la peinture française depuis Greuze a été mise au jour:contre la théâtralité, c'est-à-dire la «convention primordiale» qu'un tableau est fait pour être regardé, il s'agissait de décrire des personnages absorbés dans ce qu'ils font au point d'oublier la présence du spectateur. Manet renonça définitivement à cette forme d'antithéâtralité devenue elle-même une convention, en inventant le portrait-tableau moderniste qui soutient le regard, jugé désormais inéluctable, du spectateur. C'est le critique d'art que ce recueil propose de découvrir. Celui qui, dans des interventions consacrées à la peinture et à la sculpture des années soixante (particulièrement Louis, Noland, Olitski, Stella) comme à la photographie la plus contemporaine, prend parti, juge et jauge. Il pourfend, à l'ère des «installations», un retour de la théâtralité, lorsque l'autonomie esthétique de l'oeuvre par rapport au spectateur laissé à sa propre appréciation est remise en cause par l'essor du minimalisme:des situations sont construites entre l'objet, le spectateur mobile et l'espace de leur rencontre en sorte que l'oeuvre, pour finir, consiste dans cette situation même. Chemin faisant, Fried évalue l'héritage de Greenberg, dont les analyses firent longtemps florès, il dispute de questions aussi fondamentales que la forme ou l'«opticalité». Il nous conduit, enfin, chez les photographes - tout particulièrement Jeff Wall - qui replacent aujourd'hui la question du regard, et partant de l'autonomie esthétique, au premier plan de la pratique artistique.
Cette étude systématique veut restituer dans le foisonnement des écrits de Walter Benjamin la logique interne des formes, des thèmes et des conceptions qui se chevauchent et se succèdent, évaluer, à travers les prémisses, les impasses et les changements d'orientation, la contribution de Benjamin aux disciplines qu'il a affrontées : philosophie du langage, esthétique, pensée de l'histoire. Partisan au départ d'une esthétique du sublime inspirée notamment par Holderlin, Benjamin change deux fois d'orientation : à partir de Sens unique (1928), il se tourne vers les avant-gardes et tente de mettre son écriture au service de la politique, au point de sacrifier l'art dans son essai sur la reproductibilité technique ; puis, avec le Narrateur (1936) et dans ses écrits sur Baudelaire, il cherche au contraire, dans son évaluation du prix de la modernité, à restaurer l'autonomie esthétique. Sans doute ces changements de direction contribuent-ils à rendre inachevable le grand projet des Passages parisiens. Mais ils conduisent pour finir aux Thèses sur l'histoire et à leur volonté de rétablir des significations oubliées ou occultées, des voix étouffées sans lesquelles il ne saura y avoir d'humanité réconciliée. Alors se révèle le caractère éthique et politique de la critique d'art, qui prétend repérer dans les oeuvres les signes historiques d'un salut possible.
L'esthétique est à la mode. Travaux et analyses se multiplient. Tous prétendent renouveler le sujet alors que la plupart puisent à la même source : la tradition spéculative de l'Art qui affirme que l'Art est un savoir extatique. Celui-ci révélerait des vérités transcendantes, inaccessibles aux activités intellectuelles profanes. En cela, il occuperait aujourd'hui la place qui incombait autrefois à la religion.
La tradition implique donc que les arts soient sacralisés, mais aussi, par le même mouvement, opposés aux autres activités humaines - à l'exception fort évidemment de la philosophie. Il revient, en effet, à cette dernière de dévoiler ce qu'est la nature ultime de l'Art : une théorie de l'Être, cependant qu'il revient à l'esthétique de convaincre chacun qu'il existe une réalité suprasensible singulière qui ne se révèle que par le truchement de la spéculation métaphysique. Jean-Marie Schaeffer, après une lecture critique et généalogique de ce système spéculatif dont nous vivons actuellement la crise profonde, définit ce que pourrait être une expérience esthétique alternative, qui permette de vivre ce que la tradition nous fait manquer : comment voir un tableau si l'on refuse de croire à l'existence d'un arrière-monde ? Comment oublier l'Art afin de redécouvrir les arts dans leur richesse particulière et multiforme ? Comment, enfin, fonder une expérience esthétique commune dès lors que l'on renonce à la conformité des oeuvres aux essences et au Beau ?
Droit et démocratie est une oeuvre majeure.Nul, plus que Jürgen Habermas, n'a pensé les impasses de la modernité. Alors que la Raison a cessé d'avoir son siège dans l'Histoire - notre siècle l'a prouvé, avec son cortège de violences, de guerres et de génocides -, l'État de droit, qui devrait en être l'incarnation, s'est trouvé écartelé entre ses normes et les faits, soumis, par les impératifs économiques et politiques, à une instrumentalisation fonctionnelle croissante.Au terme d'un siècle de déraison, la modernité, consciente de ses contingences, ne peut se passer d'une raison procédurale, ni d'une raison qui mette en oeuvre sa propre critique. Habermas s'est attelé à refonder la philosophie de la raison, c'est-à-dire la critique de la domination et la théorie de l'émancipation. Il pose l'activité communicationnelle comme originairement constitutive de la société : permettant la compréhension intersubjective grâce à laquelle sont précisés, définis des normes sociales, des valeurs, des rôles nécessaires à toute communauté, elle est ce sans quoi il n'y aurait pas même de société possible.Les questions du droit et de la démocratie dès lors deviennent centrales : il s'agit de penser l'écart existant entre les théories sociologiques du droit et les théories philosophiques de la justice, de redéfinir le rapport entre morale et droit, de préciser le concept normatif de politique délibérative, de fonder un nouveau paradigme du droit par-delà ceux, épuisés, du libéralisme et de l'État providence.Face aux défis que le droit et la démocratie doivent relever - de la limitation écologique de la croissance économique à la disparité croissante des conditions de vie entre le Nord et le Sud, de la liquidation du socialisme d'État à la prise en compte des flux migratoires internationaux, de la limitation de souverainetés nationales à la recrudescence des guerres ethniques et religieuses -, il y a urgence à revivifier ce que l'État de droit démocratique peut avoir de radical, à défendre sa ressource véritablement menacée : une solidarité sociale, assurément garantie par les structures juridiques, mais qui constamment doit être régénérée.«Dans les conditions d'une politique parfaitement sécularisée, l'État de droit ne peut être ni réalisé ni maintenu sans démocratie radicale. Faire de ce pressentiment une connaissance, tel est le but de l'étude que je présente ici.»
Le tome I de Ce que social veut dire (2013), centré sur "Le déchirement du social", dégage, par le biais notamment d'une confrontation avec la tradition de la philosophie sociale (Sartre, Lévi-Strauss, Merleau-Ponty, Castoriadis, Bourdieu, Boltanski et Thévenot), le modèle du conflit mis en oeuvre par la théorie de la "lutte pour la reconnaissance".
Mais se pose alors le problème de la justification normative de ce modèle. Deux possibilités s'offrent, qui ont longtemps paru s'exclure mutuellement : soit la valeur normative des luttes pour la reconnaissance est appréciée selon ce qu'elles apportent à la réalisation d'une "vie bonne" parmi les membres de la société ; soit leur rôle normatif se mesure à leur contribution à l'instauration de la "justice" sociale dans la société. Dans le premier cas, c'est la réalisation individuelle de soi qui constitue le critère normatif, et, dans le deuxième, la répartition équitable des libertés individuelles entre tous les membres de la société.
Renouant avec la tradition de la Théorie critique, Honneth se confronte ici avec Adorno, Benjamin, Neumann, Mitscherlich, Wellmer, mais aussi la psychanalyse et la théorie de la justice ; il établit qu'à la différence d'autres terminologies morales qui peuvent être mobilisées pour juger de l'état normatif des sociétés - que ce soient les concepts d'"aliénation" ou de "réification" d'un côté, de "discrimination" ou d'"exploitation" de l'autre, mais qui ne relèvent que de la philosophie sociale ou de la philosophie politique -, la lutte pour la reconnaissance est à la fois l'indicateur d'une pathologie sociale et l'indice d'une injustice.
'Sécurité publique', 'sécurité alimentaire', 'sécurité énergétique', 'sécurité des frontières' : la sécurité constitue aujourd'hui dans tous les États un Principe régulateur, c'est-à-dire, confusément et tout à la fois, un sentiment, un programme politique, des forces matérielles, une source de légitimité, un bien marchand, un service public.
Ce Principe est le fruit de quatre acceptions historiques : la sécurité comme état mental, disposition des grandes sagesses stoïciennes, épicuriennes et sceptiques à atteindre la fermeté d'âme face aux vicissitudes du monde ; la sécurité comme situation objective, ordre matériel caractérisé par une absence de dangers (c'est l'héritage du millénarisme chrétien) ; la sécurité comme garantie par l'État des droits fondamentaux de la conservation des biens et des personnes, voire comme bien public (surveillance, équilibre des forces, raison d'État et état d'exception) ; la sécurité comme contrôle des flux à notre époque contemporaine, avec ses concepts nouveaux : la 'traçabilité', la 'précaution', la 'régulation'.
Loin d'être des acceptions successives, ces dimensions sont des 'foyers de sens', toujours à l'oeuvre conjointe ? la tranquillité du Sage ne dépend plus de techniques spirituelles mais d'un bon gouvernement et d'un État fort ; les ressorts millénaristes ont été recyclés par les révolutions totalitaires du XXe siècle ; la tension s'est installée entre la sécurité policière et la sécurité juridique, entre la sécurité militaire et la sécurité policière qui prétend, à son tour, combattre 'l'ennemi intérieur' ; la biosécurité et ses logiques de sollicitations permanentes ? être toujours et partout accessible, réactif ? sont à l'opposé de l'idéal antique de la stabilité intérieure ; tandis que la sécurité du marché impose un démantèlement de l'État-providence, des politiques de santé publique et des logiques de solidarité : la sécurité-régulation se substitue à la sécurité-protection.
Pour finir, le Principe Sécurité se définit toujours par une retenue au bord du désastre.
Nouvelle édition en 1993