Les technologies numériques ont envahi nos existences à travers des dispositifs que leurs créateurs ne semblent plus maîtriser. Et si le mythe d'une intelligence artificielle réalisée par la révolution numérique ne servait qu'à dissimuler ses conséquences désastreuses ? Comment sortir de cette schizophrénie numérique ? Ce ne pourra être en opposant une fois de plus humain et machine.
Au contraire : il nous faut prendre soin de nos milieux numériques et ne pas laisser une poignée d'acteurs privatisés s'en emparer. Cet essai nous invite à transformer les technologies qui contrôlent nos cerveaux connectés en technologies réflexives et contributives. Pour, enfin, transformer le poison en remède.
Que faisons-nous quand nous voyons ? C'est ce que Bonnard et Giacometti peuvent nous aider à comprendre parce qu'ils ont eux-mêmes cherché à le comprendre.
Quant à P., il est l'auteur du récit de la création sur lequel s'ouvre la Bible. Il a eu l'intuition du pouvoir créateur du langage mais, en le réservant à Dieu, il a commis un impair dont les conséquences se sont étendues jusqu'à nous. En remontant son histoire, nous découvrons quelque chose d'important sur une part de nous-mêmes.
Vivre écartelé entre une multiplicité de temps, de vies, de milieux. Naître et mourir plusieurs fois : telle est l'existence de l'homme déraciné. Dans ce texte inédit, paru en 1962 dans la revue allemande Merkur, Günther Anders livre sa vision déchirante de la condition de l'émigrant. Comme dans une lettre imaginaire, il s'adresse à un destinataire indéfini et saisit le lecteur. Menace de l'annihilation par l'assimilation, honte, infantilisation, impossibilité de partager la douleur du monde : Anders, lui-même juif émigré, donne toute sa dimension universelle et atemporelle à ce drame intime et le rend ainsi accessible au lecteur. Entre philosophie, histoire et témoignage, L'Émigrant fait entendre les échos d'un mal qui ne cesse de hanter notre époque.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, le «réfugié» préfère en général l'appellation de «nouvel arrivant» ou d'«immigré», pour marquer un choix, afficher un optimisme hors pair vis-à-vis de sa nouvelle patrie. Il faut oublier le passé : sa langue, son métier ou, en l'occurrence, l'horreur des camps. Elle-même exilée aux États-Unis au moment où elle écrit ces lignes dans la langue de son pays d'adoption, Hannah Arendt exprime avec clarté la difficulté à évoquer ce passé tout récent, ce qui serait faire preuve d'un pessimisme inapproprié.
Pas d'histoires d'enfance ou de fantômes donc, mais le regard rivé sur l'avenir. Mais aux yeux de ces optimistes affichés, la mort paraît bien plus douce que toutes les horreurs qu'ils ont traversées. Comme une garantie de liberté humaine.
Le Mont analogue, l'oeuvre maîtresse de René Daumal, ne sera découverte qu'après sa mort.
Dans ce récit, le poète du Grand Jeu embarque le lecteur dans un voyage initiatique vers le Mont Analogue, mystérieux et invisible sommet, objet de tous les fantasmes. Pierre Sogol, curieux monsieur, convainc le narrateur de l'accompagner dans une quête qui les conduira à traverser le Pacifique, avant d'accoster à l'énigmatique Port-des-Singes. Ils entreprendront de gravir le Mont, sans atteindre le sommet : Daumal mourra avant d'avoir terminé son récit.
Mythique, inaccessible, le Mont Analogue demeurera un mystère pour l'auteur et ses lecteurs. Horizon lointain et pénétrant, le Mont, par sa puissance allégorique, fascinera plusieurs générations d'artistes et inspirera à Jodorowski sa Montagne sacrée.
Dès son titre, l'ouvrage annonce le tournant opéré par la modernité. Benjamin montre dans cet essai lumineux et dense que l'avènement de la photographie, puis du cinéma, n'est pas l'apparition d'une simple technique nouvelle, mais qu'il bouleverse de fond en comble le statut de l'oeuvre d'art, en lui ôtant ce que Benjamin nomme son "aura". C'est désormais la reproduction qui s'expose, mettant en valeur la possibilité pour l'oeuvre d'art de se retrouver n'importe où. Capacité à circuler qui la transforme en marchandise. Benjamin met au jour les conséquences immenses de cette révolution, bien au-delà de la sphère artistique, dans tout le champ social et politique. Avec le cinéma, c'est la technique de reproduction elle-même qui désormais produit l'oeuvre d'art. Là, c'est l'image de l'acteur qui devient marchandise, consommée par le public qui constitue son marché. La massification du public de ces oeuvres a servi les totalitarismes. D'où "l'esthétisation de la politique" encouragée par le fascisme et la "politisation de l'art" défendue par le communisme.
Célèbre surtout pour son oeuvre romanesque, Robert Musil (1880-1942) est aussi l'auteur de nombreux essais, conférences et aphorismes, qui le montrent attentif aux mutations de la conscience moderne. De la bêtise, qu'il considérait comme l'un de ses textes majeurs, aborde un sujet tabou dans la pensée classique : confrontée à son contraire, la réflexion ne court-elle pas le risque de vaciller sur ses bases ? «Si la bêtise ne ressemblait pas à s'y méprendre au progrès, au talent, à l'espoir ou au perfectionnement, personne ne voudrait être bête."
Dans La Nature , sa première oeuvre, Emerson expose avec lyrisme les principes philosophiques qui dirigeront toute son oeuvre : la cohérence intime de l'univers, la plénitude et l'harmonie de l'esprit individuel, la correspondance symbolique entre lois naturelles et lois morales.
"Je suis l'organisateur de l'incertain, du tremblant, de la pénombre, de l'onirique", écrivait Kubin. Ces nouvelles au contenu inquiétant, parfois ésotérique, témoignent d'une même invention et d'un même sens de l'humour noir que L'Autre Côté du même auteur.
Une oeuvre hallucinatoire à l'égal des dessins et gravures de ce très grand artiste, miromantique mi-expressionniste, qui viennent également illustrer ce recueil. Une plume fantastique.
Dénonçant un illusoire droit au travail qui n'est pour lui que droit à la misère, Lafargue soutient qu'une activité proprement humaine ne peut avoir lieu que dans l'oisiveté, hors du circuit infernal de la production et de la consommation, réalisant ainsi le projet de l'homme intégral de Marx.
Un classique toujours autant lu, plus que jamais d'actualité.
Voici un ouvrage d'un genre nouveau, dans lequel Walter Benjamin pratique le collage à la manière de ces amoureux des télescopages poétiques que furent Dada et les surréalistes. Rue à sens unique se compose de notes autobiographiques, de souvenirs d'enfance, d'aphorismes, de scènes de la vie urbaine, de considérations acérées sur l'état du monde, et de l'Allemagne en particulier, mais aussi de réflexions sur l'écriture elle-même, sur la graphologie. Benjamin se penche par exemple sur l'entrelacs des manuscrits arabes. Voire va-t-il jusqu'à donner des conseils à l'écrivain : par exemple, ne jamais faire lire une oeuvre non encore achevée ; une musique et quelques voix en fond sonore sont recommandées, de même que l'attachement maniaque à tel type de papier ou à telle plume. Benjamin rend compte par la même occasion de l'éclatement de l'écrit dans la signalétique qui émaille nos villes, désormais parsemées de messages à décrypter. Arrachée du livre imprimé, son asile de prédilection, l'écriture se retrouve désormais dans la rue, à travers la publicité, prise dans le chaos d'une économie devenue toute-puissante. Et l'auteur ne manque pas d'humour en ce sens, reprenant pour titre de ses pensées les recommandations, mises en garde et autres slogans assenés dans nos villes : "Travaux publics", "Défense d'afficher", "Attention aux marches" ou encore "Allemands?! Buvez de la bière allemande". Emprunter cette Rue à sens unique, c'est se laisser entraîner dans une dérive au coeur d'une ville certes de papier mais dont les mots fournissent autant de repères urbains pour qui sait jeter des passerelles. Du reste, entre la ville décrite et le paysage fait de mots que dessine l'écrivain, il n'y a pas loin, quand Benjamin nous propose de découvrir les "principes des pavés ou l'art de faire des livres épais".
Composé d'aphorismes, de fragments, de vignettes où tout s'interpénètre et se répond dans un jeu subtil de correspondances et d'analogies, ce texte relate l'expérience d'un homme promenant son regard enflammé de désir sur les objets, l'histoire de la pensée, le couple, le monde de l'enfance, la mort et le deuil.
Semblable à une lettre adressée à un ami, cet essai fulgurant hisse l'oralité comme condition de la raison. Pour que je puisse formuler clairement ma pensée, il me faut une oreille. Mieux encore : un visage. Quand la relation à autrui nous anime, nous sollicite, nous excite, nous pousse aux improvisations les plus éhontées, sources des idées les meilleures.
Que vous bafouilliez, émettiez des sons inarticulés ou oubliiez quelque liaison, peu importe :
La clarté peu à peu se fait dans votre esprit et vous encourage à poursuivre. L'interaction oblige à puiser en soi, à faire preuve d'audace, à développer une stratégie prompte à se tirer d'affaire. À la lumière de sa propre expérience, Kleist écrit là une véritable plaidoirie en faveur de l'expression orale et de ses ressorts cachés.
«Si la police peut paraître partout semblable jusque dans les détails, il ne faut pas finalement se méprendre : son esprit est moins dévastateur dans la monarchie absolue, où elle représente la violence d'un souverain qui réunit en lui l'omnipotence législative et exécutive, que dans les démocraties, où son existence, soutenue par aucune relation de ce type, témoigne de la plus grande dégénérescence possible de la violence.»
Avec la spontanéité propre à l'oralité, Günther Anders livre dans cet entretien quelques anecdotes significatives, notamment l'étonnement du philosophe quand il s'aperçut que lui, juif, pouvait faire le poirier plus longtemps que ses autres disciples, tous grands et blonds. Mais ce livre est surtout le récit d'un parcours philosophique et politique, où l'on croise également Brecht et Husserl et qui révèle en France une personnalité comparable à celle de George Orwell par son courage intellectuel et sa lucidité.
Une réflexion passionnée et passionnante qui ravira les break dancers, les valseurs du dimanche, les amateurs de tango musette, de cucaracha, de bourrée bretonne, de boogie woogie, les noctambules de la zumba, mais aussi ceux qui n'aiment pas danser, les indécollables de la tapisserie comme les amateurs de philosophie.
Adoptant un rythme qui n'est pas celui de l'utile, la danse est une action poétique.
L'homme a découvert le plaisir pris dans le rythme, dans l'enivrement des sens jusqu'à épuisement. Observez le ballet des doigts du pianiste, le mouvement de la toupie, tout est danse. La sensibilité particulière du conférencier nous fait sentir cette poésie de l'arbitraire. On assiste en acte autant à une philosophie de la danse qu'à une danse de la philosophie.
«C'est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l'entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l'honneur humain.
C'est ainsi que la société a fait étrangler dans ses asiles tous ceux dont elle a voulu se débarrasser ou se défendre, comme ayant refusé de se rendre avec elle complices de certaines hautes saletés.
Car un aliéné est aussi un homme que la société n'a pas voulu entendre et qu'elle a voulu empêcher d'émettre d'insupportables vérités.» Van Gogh ne s'est pas suicidé. La société s'en est chargée. Avec toute la véhémence dont il est capable, Antonin Artaud impute à cette dernière le mal dont a souffert le peintre et accuse les psychiatres, en l'occurrence le Dr Gachet, d'avoir poussé Van Gogh au suicide. Il replace la prétendue folie de Van Gogh dans son contexte, en tant que produit d'une construction sociale. La «lucidité supérieure» propre à l'artiste, et commune à l'auteur et à son sujet, lui permet de faire la part belle à la fougue du génie, force contestataire en soi et facteur de marginalisation.
«Il y a dans tout dément un génie incompris dont l'idée qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n'a pu trouver que dans le délire une issue aux étranglements que lui avait préparés la vie.» Cet état de supplicié, Artaud lui-même l'a vécu. Nul mieux que lui ne saurait le transmettre. Qu'il soit poète ou peintre, l'artiste se voit enfermé dans un asile, comme Artaud le fut, ou incapable de s'intégrer dans une société qui confond génie et tare psychologique. Et quand Artaud aborde la peinture proprement dite, c'est comme si lui-même s'emparait du pinceau ou, au demeurant, du couteau. C'est tranchant, expressif, cinglant. Il sait trouver le mot frappant, convaincre, emporter avec lui le lecteur. Les «épiphanies atmosphériques» des toiles de Van Gogh deviennent une réalité tangible, ses «chants d'orgue» une musique audible. Dans une évocation vertigineuse d'une toile à valeur testamentaire, Le Champ de blé aux corbeaux, Artaud ravive la symbolique attachée à ce noir charognard de mauvais augure.
Jamais il ne s'agit de descriptions («décrire un tableau de van Gogh, à quoi bon !») mais d'impressions fugaces qu'Artaud sait partager à coups d'expressions fulgurantes. La forme même de ce texte enlevé, empruntant les sentiers de la prose poétique, reflète le souci d'Artaud de faire état de ses propres expériences face à l'oeuvre. Son rythme entre parfaitement en résonance avec les empâtements nerveux et tourmentés du peintre.
Cette Petite apologie de l'expérience esthétique est le texte d'une
conférence claire et concise, prononcée en 1972. Jauss y entreprend de réhabiliter la notion de jouissance esthétique à la fois contre la notion vulgaire de simple plaisir, car la jouissance est inséparable de la connaissance, et contre les attaques des ascètes modernes qui voudraient exclure toute jouissance de l'art, conçu comme pure intellectualité. Car il est impossible de faire abstraction de la jouissance que provoque l'expérience esthétique, il faut au contraire la prendre comme objet de réflexion. C'est à ce prix qu'une telle expérience peut devenir libératrice et donner naissance à une forme
nouvelle de sociabilité. L'expérience esthétique est amputée de sa fonction sociale si elle reste enfermée dans le cercle vicieux de l'art qui ne renvoie qu'à lui-même.
J'étais donc assis dans cette même posture lorsque je l'appelai et lui exposai rapidement ce que j'attendais de lui, savoir, l'examen de concert d'un petit document.
Imaginez ma surprise, non, mon indignation, lorsque, sans se départir de son quant-à-soi, bertleby, d'une voix singulièrement douce et ferme me répondit, " je ne préférerais pas ". herman melville
Aux prises avec le génocide littéraire visant les écrivains juifs allemands sous le Troisième Reich, Joseph Roth dénonce la destruction spirituelle de l'Europe tout entière. Luimême exilé, Roth se fait le défenseur de ces «écrivains véritables», dont les oeuvres sont brûlées sur ordre de dirigeants jugés analphabètes.Les mots de Roth ne sont pas assez durs pour dénoncer l'illettrisme dont le Troisième Reich se rend coupable. Sous la plume d'un grand écrivain doublé d'un excellent journaliste, cela donne des formules définitives :
«Que le Troisième Reich nous montre un seul poète, acteur, musicien de talent 'purement aryen', qui ait été opprimé par les Juifs et libéré par M. Goebbels !» En lançant ces autodafés, c'est leur propre culture que les Allemands ont vouée aux gémonies.
Dans ce texte inattendu écrit en 1921, le peintre suprématiste Kazimir Malévitch se livre à une réhabilitation de la paresse et de l'oisiveté «mère de la vie». Il rappelle que toute civilisation doit tendre à affranchir l'homme du travail, afin de permettre son plein épanouissement.
L'auteur du Bref Été de l'anarchie et de La Grande Migration retrace dans cet essai l'histoire des terroristes russes qui, de 1862 à 1917, inlassablement, ont sacrifié leur vie pour renverser le régime tsariste. C'est peu dire que ces personnages sont romanesques ou hors du commun : ils se sont volontairement situés, par l'absolu de leur révolte, hors de l'humanité, poussant à son extrême le mépris de soi, des autres et de la vie en général. Mépris qui culmine dans les figures de Netchaiev ou Asev, qui organisèrent des dizaines d'attentats terroristes et travaillaient en même temps pour la police secrète du tsar.
En 1963, l'auteur se rend en Chine, d'abord par jeu puis pour suivre des études. Il ignore tout de ce que le pays vient de traverser. Et heureusement, dit-il. Sans cela, il n'aurait pas persévéré dans cette voie. Ses entrevues avec Wen, jeune femme médecin dont il s'éprend, doivent demeurer furtives. Entretenir une relation avec un étranger ne va pas sans danger. Une seule possibilité s'offre à eux : le mariage. Or, pour cela, Wen doit obtenir l'autorisation de la direction de son hôpital, soit du responsable du Parti. Au-delà des obstacles auxquels se heurtent les deux amants, ce récit saisissant et authentique est aussi un roman d'apprentissage. L'auteur devine peu à peu une réalité sociale et politique censée rester cachée, tandis que sa compagne découvre le passé de sa propre famille.
Voici quelques mois, Jean François Billeter a perdu Wen, son épouse. Face à ce drame, l'auteur a décidé de faire oeuvre utile, de partager les sentiments qui l'ont traversé et les observations qu'il a pu faire dans cette période agitée. Dans ce récit entre confession et journal de bord, il décrit les "opérations salvatrices" qui se produisent en lui au fil du temps. Mais ces observations ne touchent ni la seule personne de l'auteur, ni celle de son épouse en particulier, mais quiconque se trouve confronté à une telle situation. De tels bouleversements sont riches en enseignements : ils nous apprennent "de quoi nous sommes faits". À la précision de l'observation s'ajoute la clarté du style, dans cet ouvrage qui répond à la nécessité de partager une expérience intime à caractère universel.