« Un art en transition », « un art incertain » : divers travaux récents ont insisté sur la nature sinon indéfinissable, du moins imprécise et instable du médium photographique. Et tout cela en dépit des innombrables interrogations sur l'ontologie de ce medium, qui ont pendant longtemps constitué l'essentiel des écrits sur la photographie, avant de faire aujourd'hui un retour remarqué. (1) Affronter directement la question, comme cela est si souvent le cas, conduit à des impasses, certes parfois fertiles dans la mesure où elles permettent de formuler nombre d'hypothèses, mais impasses tout de même. Mais peut-être la réponse à ces interrogations ontologiques et à leur persistance se trouve-t-elle dans ce tourniquet incessant. La photographie, ce serait ce médium dont on ne cesse de se demander ce qu'il est, « au fond »...Certes les autres formes d'art connaissent aussi ces interrogations sur leur nature même. Mais nulle autant que la photographie n'en a fait l'essentiel de ses préoccupations, une quasi-définition : la photographie serait cette pratique artistique dont l'objet et les moyens se déplacent sans cesse, parfois fort loin des formes habituelles de l'art.
La photographie, que l'on a pu qualifier d'" art moyen " dans ses usages ordinaires, est en réalité, dans ses usages artistiques, un art de l'excès.
Littérale et réaliste à l'extrême dans certains cas, fictionnelle et fantastique dans d'autres, elle semble osciller entre différents registres, description et invention, simulacre et semblance, non par une quelconque " nature " qui lui serait propre (son " essence "), mais comme si elle était emportée par ce qui la déborde. Est-ce la profusion insaisissable des phénomènes, ou au contraire celle de la conscience qui les perçoit (ou les imagine) ? Est-ce l'irréductible perte de ce qui a été (le fameux " avoir-été-là barthésien ") ? Si une réponse est possible, elle ne peut que se fonder sur des traces, des signes, des empreintes : la photographie est un jeu de restes, ce qui reste d'un parcours, d'une expérience, irréductible à autre chose.
Sans équivalents (mais cela n'empêche pas d'en chercher...), sans commune mesure. Les seize textes réunis ici tentent de rendre compte de ces questions, de ces tensions qui traversent et structurent l'expérience photographique. Ils s'appuient pour cela sur des oeuvres ou des cheminements bien précis, qui sont envisagés comme autant de territoires d'expérimentation et d'interrogations.
Cet essai n'est ni une histoire ni une théorie de la photographie.
C'est une tentative de formuler ce qui a paru essentiel dans l'expérience photographique. Le point de départ n'est donc pas une théorie ou une croyance a priori. C'est au contraire une longue fréquentation des photographes et de leurs oeuvres qui a conduit à cet examen des processus et des valeurs en jeu dans le regard photographique - une sorte d'inventaire critique. Que se passe-t-il dans le regard, dans la pensée, quand nous voyons des photographies ? Que s'est-il passé quand un photographe a regardé et laissé la trace de son regard sur un objet du monde ? Qu'est-ce qui est pensé ainsi et qui ne saurait être pensé autrement ?
Disparités - Essais sur l'expérience photographique 2 se compose de deux grands ensembles.
Le premier concerne des artistes allemands d'aujourd'hui que l'actualité et le marché placent souvent au premier plan (Andreas Gursky, Thomas Struth, Thomas Ruff, Thomas Demand), et, à travers eux, tout ce que met en jeu une photographie que l'on a qualifiée beaucoup trop vite d'" objective ". Le second concerne des artistes dont le rapport au monde passe plutôt par une mise en scène de soi ou des autres, par l'illusion, le jeu, le simulacre, voire l'imposture.
Faisant suite à La Part de l'ombre - Essais sur l'expérience photographique, ce livre ouvre de nouveau l'" atelier " d'un critique, et invite à partager sa démarche et ses interrogations. Le titre Disparités met en effet l'accent sur les différences plutôt que sur les ressemblances, sur ce qui résiste à une vision unificatrice et consolatrice de la photographie.