Que se passe-t-il lorsque certains procédés poétiques et narratifs propres à la littérature sont importés dans l'écriture des sciences humaines ? Une lente et méthodique dérive vers la fiction ? Une attention renouvelée aux techniques et aux formes du récit ? Un usage à la fois plus explicite et plus retors de la position d'auteur ? Une excavation des fantasmes sous-jacents à toute activité spéculative ? Ces pistes sont explorées par tâtonnements successifs. Si les problèmes anthropologiques du savoir, de l'écriture et de l'autorité en constituent le point de départ, ce n'est que pour mieux ménager les conditions d'un dispositif expérimental où les récits d'enquêtes se délitent peu à peu. Des variétés distinctes de fabulation apparaissent alors sans jamais trancher tout à fait le cordon ombilical qui les rattache aux sciences humaines. Pierre Déléage est anthropologue, philosophe et traducteur. Il a notamment publié Le Chant de l'anaconda (2009) et L'autre-mental (2020).
Les anthropologues et les écrivains de science-?ction ne poursuivent-ils pas au fond une même quête, celle de l'altérité radicale ? Certes, tandis que les seconds recourent à la ?ction pour ?gurer le monde vertigineux des aliens peuplant leur esprit, les premiers se recommandent de la science pour décrire des sociétés autres qui, aussi étranges et stupé?antes que nous soient donné à voir leurs moeurs et leurs mentalités, n'en sont pas moins réelles. Cette frontière des genres, il arrive pourtant que certains anthropologues la franchissent : escamotant les modes de pensée des cultures qu'ils se proposent d'étudier, ils y projettent alors leur propre imaginaire métaphysique.
1900-1925 : Lucien Lévy-Bruhl invente une pensée prélogique qu'il attribue aux sociétés dites primitives. 1925-1950 : Benjamin Lee Whorf invente une pensée de l'événement qu'il considère comme immanente à la langue des Hopi. 1950-1975 : Carlos Castaneda invente une pensée psychédélique qu'il prête à un Yaqui imaginaire. 1975-2000 : Eduardo Viveiros de Castro invente une pensée multinaturaliste qu'il prétend dérivée des traditions amérindiennes.
En exposant le brouillage des niveaux de réalité dans lequel excelle un écrivain comme Philip K. Dick pour faire résonner son oeuvre avec les fabulations théoriques de cette école de pensée informelle, Pierre Déléage entreprend une archéologie de la subjectivité spéculative et s'essaie à nouer autrement les relations, toujours con?ictuelles mais toujours productives, entre science et ?ction.
En 1964 le poète américain Jerome Rothenberg déclame à New York devant un auditoire médusé des vers « primitifs et archaïques » librement traduits des traditions indiennes d'Amérique du Nord. Quatre ans plus tard il en tire l'anthologie qui fit date, Les Techniciens du sacré, empruntant aux avant-gardes de l'époque leurs ambitions et leurs procédés. En exhumant les sources de ces textes, Pierre Déléage observe la métamorphose de discours traditionnels recueillis par des ethnologues en oeuvres proches des expérimentations du mouvement dada, de la poésie concrète ou des poètes du Black Mountain College. Cette rencontre entre ethnologie et littérature ouvre l'espace d'un questionnement sur les problèmes de la traduction des traditions orales, la signification des glossolalies, la diversité des formes d'écriture et l'identité évanescente de l'auteur.
Comment les Amérindiens ont-ils perçu l'alphabet occidental ? Que sait-on de leurs propres écritures ? Quels rôles leur ont-ils fait jouer au sein de leurs dispositifs politiques ou religieux ?
Les colonisateurs, et les anthropologues après eux, ont longtemps considéré les sociétés amérindiennes comme dépourvues d'écriture, alors qu'elles employaient des techniques subtiles d'inscription graphique, le plus souvent dérobées aux yeux des observateurs extérieurs. La fameuse « Leçon d'écriture » de Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques est le témoin magistral de ces malentendus. Cette scène mythique, discutée en son temps par Jacques Derrida, est ici disséquée et repensée.
En étudiant les conceptions amérindiennes de l'écriture, fragmentées et disséminées dans les arts graphiques, les mythes, les discours des chefs et les rituels des chamanes et des messies, Pierre Déléage établit les coordonnées d'une anthropologie inversée, par laquelle ce sont cette fois les colons et leur culture qui sont pris comme objets de pensée. Ce faisant, il met au jour les conditions épistémologiques et politiques de toute enquête anthropologique, tout en laissant sourdre dans la composition même du livre la violence, symbolique et réelle, qui a donné dans les sociétés amérindiennes forme et valeur à la notion d'écriture.