«Tout en parlant, Kevin caresse de façon machinale l'anse de son mug, formée de deux cercles de taille inégale. Soudain, ce que je redoute de façon confuse se produit?: son annulaire se coince dans le cercle le plus étroit. Je pense d'abord qu'il agit de façon intentionnelle, mais ce n'est pas le cas. Son doigt est bel bien coincé. Il continue cependant de dispenser ses conseils comme si de rien n'était?: oui, répète-t-il, il me faudra éviter les fluctuations émotionnelles, et surtout garder le contrôle, pour conserver mon acuité. Il tente d'extirper son doigt de l'anse, mais en vain. Il contrôle alternativement ce qu'il dit - pour lui conserver de l'autorité - et son geste - afin qu'il demeure discret. Lorsque des événements minuscules, mais dotés d'une charge d'absurdité suffisante, contrecarrent les projets les plus notables, ils prennent immanquablement le pas sur eux.» Le moral d'Éric, anthropologue, n'est pas au beau fixe. Sa femme, proie d'angoisses, lui impose une quatorzaine drastique. Lorsqu'il rencontre par hasard Kevin, ami de jeunesse perdu de vue, c'est l'occasion rêvée pour s'échapper de cette dictature sanitaire domestique.
Kevin est devenu survivaliste. Il voue désormais son existence à se préparer à une fin du monde imminente. Devant l'intérêt manifesté par Éric, il l'invite à lui rendre visite dans sa B.A.D. (base autonome durable) pour l'initier. En anthropologue, Éric est taraudé par une question?: qu'est-ce qui le sépare de Kevin?? C'est par l'analyse de son langage qu'Éric Chauvier dissèque les impasses du survivalisme. Pourtant, Éric se laisse prendre au jeu. Il apprend à chasser, à fabriquer un arc, écoute patiemment les conseils et théories de Kevin, des plus sensées aux plus absurdes?: rejet de la vie urbaine, effondrement... et cannibalisme.
Peu à peu, la distance se réduit. Jusqu'à ce que tout tourne mal. Sombre dystopie?? À peine. Satire hilarante d'un présent définitivement malade?? Assurément.
À mi-chemin du récit et de l'étude sociologique, Anthropologie est une enquête en creux, née de l'impression suscitée par le regard d'une jeune Rom mendiant devant un centre commercial. Troublé par ce visage, l'auteur évite d'abord la rencontre. Il décide finalement de rencontrer celle qui est à l'origine de son trouble. Mais elle disparaît à ce moment-là. Il tente alors de la retrouver et de percer le secret de cette figure devenue obsédante. À la façon du héros de Mr. Arkadin de Welles, il part à la recherche de tous ceux qui ont pu la croiser. De cette quête minutieuse, traque d'une absence, se dégage un tableau sociologique de la France contemporaine et de ses «exclus». Avec cet ouvrage, Éric Chauvier jette les bases d'une nouvelle façon de concevoir et de pratiquer l'anthropologie.
Interpelé par un article sur la "mocheté" de la banlieue paru dans un "hebdomadaire de la capitale", en l'occurrence Télérama, Eric Chauvier dresse un tableau de la réalité quotidienne des zones périurbaines contemporaines. Sous la forme d'un carnet de notes à mi-chemin entre l'écrit littéraire et l'enquête ethnologique, il définit l'essence de cette société demeurant habituellement dans l'ombre. Il la met en lumière sous. le "clair de lune des réverbères". L'auteur, lui-même résident de cette périphérie méprisée, en est justement un des acteurs. C'est pourtant bien à une étude sociologique qu'il s'attelle, renfermant moult anecdotes ironiques, cyniques ou bien tout simplement drôles - depuis le traditionnel jogging et les rencontres improbables dans des hypermarchés anonymes jusqu'à la gestion des excréments animaux. Ce faisant, il exprime sa révolte contre le jugement de classe déguisé en jugement esthétique émis par des journalistes bien-pensants. Fort d'une argumentation originale, limpide et pleine d'humour, ce témoignage persuade par son réalisme et sa poignante véracité. Un livre dans lequel le mot "contestation" prend vie, énoncée par un trublion qui ose, lui, s'élever contre ce qui le dérange.
Paru chez Anacharsis en 2011, Anthropologie de l'ordinaire s'est imposé comme un essai des plus radicaux dans l'entreprise de revitalisation de l'anthropologie et de sa réintroduction dans le débat public.
Fondé sur une critique des grandes théories classifictoires académiques, l'ouvrage dénonce les stratégies d'écriture qui refoulent les scories de l'enquête dans un hors-champ pour asseoir son autorité scientifique. Un procédé ici identifié comme une entreprise de « désinterlocution » des personnes observées. Au final, les livres ainsi obtenus cloisonnent des espaces étanches entre les « observés », les lecteurs et les anthropologues, ces derniers placés dans une position dominante, du reste non dépourvue de conséquences politiques.
C'est précisément à partir de ce hors-champs, de ce foisonnement de l'ordinaire, qu'Éric Chauvier propose de reconsidérer l'anthropologie, réajustant de la sorte ses enjeux à sa pratique.
Il ne s'agit plus ici d'extirper du terrain « l'essence de ce qui fait sens », mais de prendre acte des anomalies qui se font jour au cours de l'enquête, qui sont véritablement à la fois l'objet et la matière de l'enquête.
Le renversement de perspective est radical, qui revendique sur le terrain comme dans la production littéraire qui en découle un « appariement des consciences » entre anthropologues, lecteurs et observés, soit : la condition d'un apprentissage partagé.
Conçu comme une véritable « boîte à outils », Anthropologie de l'ordinaire. Une conversion du regard concerne toutes les sciences humaines.
Éric Chauvier tente de saisir les raisons de l'essor de la «crise» qui, plus qu'un mal de notre temps, apparaît comme le nouveau mode de désignation de la catastrophe vers laquelle se précipite l'espèce humaine.
Loin de consentir à un tel fatalisme, l'auteur entreprend de mettre à jour ce qui se cache derrière ce mot, que l'on agite comme un paravent pour décourager toute tentative d'analyse du phénomène qu'il recouvre.
Prenant à rebours la logique médiatique, Éric Chauvier adopte un point de vue microsociologique et tire d'un fait banal de la vie ordinaire l'élément révélateur du fonctionnement d'un système. Prenant ses racines dans le langage, c'est à une crise de la culture que nous sommes confrontés. Et Éric Chauvier démontre la nécessité impérieuse de se réapproprier le langage.
Depuis la fermeture de son abattoir, de sa mine d'or et de ses usines, la petite ville de Saint-Yrieix-la-Perche, située en Haute Vienne, connaît une déprise démographique et économique.
Jadis objet de toutes les attentions municipales, la rue marchande est devenue atone. La population décline et vieillit ; le chômage et la part des emplois précaires augmentent ; l'ennui et l'anomie étendent leur domaine. Les mutations du capitalisme ont produit une ville sans qualité. Dans une enquête anthropologique où se mêlent mélancoliquement l'histoire intime du narrateur et l'histoire sociale des habitants de Saint-Yrieix, Éric Chauvier revient sur les traces de son enfance. À travers de multiples portraits, il tente de faire affleurer les vestiges d'un monde disparu et les fragments urbains d'une vie mutilée.
"Aujourd'hui, le citoyen ne se pose plus de telles questions : il sait et énonce sans un doute ce qu'est une "hystérique", un "autiste" ou une "névrose". S'il boit moins de vin cuit que par le passé (des enquêtes en attestent), sa capacité à mimer la science aurait progressé au point de lui permettre d'affirmer résolument qui doit être enfermé, et dans quel compartiment de psychiatrie." "Travailler dans l'événementiel", en d'autres termes dans "ce qui fait le buzz". Tel est le souhait de Younes, adolescent de 16 ans de la Seine-Saint-Denis. Quant à vous, peut-être habitez-vous dans une "ville-monde", où le flâneur ne flânerait plus mais participerait au flux mondial d'information. Ces concepts surplombants, plaqués sur des faits ou sur des groupes sans pouvoir les relier à l'expérience individuelle, voilà ce contre quoi Éric Chauvier s'insurge. Dans un même élan, il déboulonne quelques-uns des grands penseurs du monde social. Pierre Bourdieu, Claude Lévi-Strauss ou encore Michel Foucault en prennent pour leur grade. Mais aussi les gender studies tant à la mode ou encore les théories du care. Freud s'était en son temps inquiété de l'usage intempestif des termes de psychatrie, tels que "paranoïa" ou "schizophrénie". Non par élitisme mais par peur du danger que cela représentait : employer des mots lourds de sens pour les appliquer à des situations et des personnes qui ne présenteraient aucun des critères cliniques à même d'en justifier l'emploi. Éric Chauvier dénonce à sa suite les dommages de la vulgarisation scientifique. Plus encore met-il au jour les faux effets d'autorité qui en découlent. Dans la bouche de tout un chacun, le mot n'a pour le moins rien à voir avec la chose, voire ne désigne pas grand-chose. Et pourtant on en use et en abuse comme d'une drogue. L'auteur émaille sa dénonciation d'anecdotes personnelles - par exemple, la confrontation avec un neurologue suite à l'AVC de sa femme -, qui non seulement éprouvent la validité de sa pensée mais font sentir au lecteur l'évidence de cette "maladie du langage" dont tout un chacun souffre.
« C'est que du bonheur », une phrase en apparence anodine, mais qui vient ponctuer, telle une grinçante ritournelle, l'ouvrage d'Éric Chauvier. Cinq mots, inéluctablement associés au souvenir d'une ex-petite amie, le cas X, qui vit de relations sociales superficielles et se contente de satisfactions futiles dans l'acquisition de biens matériels. La phrase de X passe d'abord inaperçue, (l'amour rend aveugle) et agit comme un écran illusoire. Mais, suite à leur rupture, l'impossibilité évidente de s'en accommoder saute aux yeux de l'auteur. L'emploi de l'expression « c'est que du bonheur » devient alors, pour lui, l'occasion d'une réflexion plus approfondie sur le langage. À partir d'une expérience personnelle, l'auteur construit une étude dont la forme oscille entre récit et essai.