Ce petit livre condense sous la forme d'un manifeste une réflexion inédite sur la « philosophie de terrain ». Cette locution semble de prime abord un oxymore, tant le terrain caractérise cette part des sciences humaines qui se distingue de la philosophie. Cependant, la tradition philosophique elle-même, y compris ses courants « idéalistes », ne cesse de s'inquiéter de sa relation à l'empirique, de ses effets sur le monde autant que de la manière dont le réel bouscule ses présupposés.
Les années 2000 sont propices à interroger ce rapport au terrain, à questionner les pistes qu'il ouvre à une philosophie politique soucieuse d'interroger, comme le proposait Gramsci, les fonctions de l'intellectuel et ses instrumentalisations possibles. Se refuser à être un organe de pouvoir conduit à utiliser le travail de terrain comme fer de lance critique.
Une telle critique devra aussi porter sur la partition sociale qui autorise la position philosophique elle-même : celle qui, dissociant le travail intellectuel du travail « manuel » ou technique, semble accorder au premier non seulement une préséance hiérarchique, mais plus encore un monopole de la pensée. Cette partition ne concerne pas seulement la philosophie, pour laquelle la question du terrain n'a jusqu'ici pas été posée de façon centrale, mais l'ensemble des sciences humaines. Celles-ci considèrent en effet la pratique de l'entretien comme un matériau d'investigation, mais non comme le moment d'une réciprocité de la réflexion.
Le concept d'une philosophie de terrain conduit donc à penser une politique de l'entretien et à considérer celui-ci, au-delà du simple témoignage, comme l'élaboration d'une expérience spécifique de pensée. Les textes des entretiens n'ont pas le statut d'annexes, mais celui de référents du discours, au même titre que des citations d'auteurs : ils participent de la construction des concepts. La distance établie par la philosophie ne peut pas être un hors-sol.
Le premier temps du parcours montre que cette proposition se distingue à la fois d'une tradition philosophique dominante et des usages du terrain dans l'ensemble des sciences humaines. Le deuxième temps met en évidence les précédents que constituent les démarches d'une autre tradition philosophique qui en a posé les jalons : chez Spinoza, Marx et Engels, Simone Weil, Arendt et Foucault, mais aussi chez Bourdieu. Le troisième moment aborde les expériences du terrain et leur formalisation à partir de trois exemples (en Égypte, au Chili et en Bulgarie) avant de poser la question d'une politique de l'entretien et de soulever les problématiques esthétiques liées à la démarche documentaire.
Dix-huit auteurs, parmi lesquels Bernard Lamarche-Vadel, Thierry de Duve, Georges Didi-Huberman ou Alain Brossat, sont réunis dans cet ouvrage pour interroger l'oeuvre du photographe Philippe Bazin. Ils nous poussent à poser sur ce travail une double question dans le champ de l'art contemporain : que signifie faire oeuvre ? Que signifie exposer ?
Ce livre est né de la volonté d'interroger quatre pratiques différentes de la philosophie de terrain, c'est-à-dire d'un rapport empirique de quatre chercheurs aux situations concrètes à partir desquelles la pratique de l'entretien ou de la relation va leur permettre de questionner un certain nombre de réalités sociales et politiques contemporaines.
Si le terrain appartient traditionnellement aux méthodes des sciences sociales, la philosophie contemporaine, depuis les années 2000, a commencé à le réinvestir. Et les quatre auteurs font partie de ceux qui revendiquent, de façons diverses, une telle entreprise. C'est cette diversité même qui les a poussés à se réunir.
Cet ouvrage ne vise donc pas à homogénéiser leurs pratiques, mais au contraire à en faire valoir l'hétérogénéité, c'est-à-dire la richesse et la pluralité que peut engager un rapport philosophique au terrain. Ce livre ne risque pas non plus d'épuiser une telle hétérogénéité : bien d'autres rapports philosophiques au terrain sont possibles, et actuellement réalisés par d'autres qu'eux.
Enfin ils souhaitent, sous un format relativement court et accessible, présenter directement la manière dont, chacun, ils ont été plongés dans le terrain, travaillés et questionnés par lui avant même de pouvoir le questionner eux-mêmes, à partir de quatre champs d'investigation différents :
- une réalité sociale reconfigurée par l'impact politique des migrations dans le Calaisis - une réalité judiciaire dans les configurations internationales de la guerre en ex-Yougoslavie - une réalité pénitentiaire pensée à partir de ses acteurs en France - une réalité d'engagements à partir de la situation économico-politique de la Grèce.
Ces quatre champs d'investigation suscitent eux-mêmes quatre modes d'approche différents :
- l'immersion - l'observation combinée aux entretiens et au travail d'archives - l'enquête par le biais de la position enseignante - l'association des entretiens à la réflexion esthétique.
Leur petit nombre réfute évidemment toute volonté d'exhaustivité. Et le caractère singulier de chacun de leurs terrains dit qu'ils ont souhaité embarquer le lecteur dans quatre aventures intellectuelles différentes, questionnant chaque fois le rapport de la philosophie au terrain par des abords spécifiques et renouvelés. En se réunissant, ils ont souhaité à la fois attester de cette pluralité à partir du récit de l'analyse de chacune de leurs expériences, et en dégager ce qui les lie à cette constellation commune qui a pris le nom de philosophie de terrain.
Le Milieu de nulle part est issu du travail commun fait, durant l'été 2008, par la philosophe Christiane Vollaire et le photographe Philippe Bazin dans dix-huit centres d'hébergement ou de rétention de réfugiés essentiellement tchétchènes en Pologne.
Ce travail articule les exigences esthétiques et politiques de la photographie documentaire (la série Antichambres) aux exigences réflexives et relationnelles de la philosophie de terrain.
Un livre pour affronter la violence et la question du droit Le texte est nourri des entretiens menés avec des demandeurs d'asile de tous âges et de toutes conditions. Ils disent quels dangers, quelles violences, quelle impossibilité de vivre sur leur territoire d'origine, les a poussés à la fuite, hors d'un pays devenu un Etat de non-droit, livré à des puissances maffieuses plus violentes encore que les systèmes féodaux qui les ont précédées : rackets, enlèvements, trafics d'organes ou d'êtres humains en sont le lot quotidien.
Mais ils disent aussi, sur le pays d' " accueil ", tout ce qui transforme le séjour en une véritable course d'obstacles, un nouveau parcours du combattant. Ce parcours n'est pas seulement hérissé de barbelés physiques, mais d'obstacles symboliques, dressés par des textes juridiques absurdes, iniques, en mutation permanente, impossibles à comprendre et à maîtriser.
Un livre pour entendre des réfugiés qui pensent leur devenir politique Ce livre ne veut en aucun cas offrir les réfugiés à la représentation victimaire dont ils sont trop souvent l'objet, au traitement humanitaire auquel on réduit trop souvent les exigences du droit. Pas plus qu'il ne veut réduire leur parole à celle d'un " témoignage " brut destiné à devenir pour d'autres un matériau de réflexion. Les personnes interrogées, quel que soit leur milieu d'origine, sont d'abord des sujets qui pensent leur propre histoire, la réfléchissent, et réfléchissent à travers elle une histoire qui est au-delà de la leur, et dans laquelle ils ont pleinement conscience de s'inscrire : celle du droit, celle d'un devenir politique.
Un livre pour articuler philosophie et photographie Aux trois moments du texte (passé, présent, futur) répondent trois moments photographiques : celui des chambres où sont regroupées les familles, réservant à chacune ce minimum d'intimité que traduit, dans la précarité des lieux, tel choix décoratif, telle disposition des couleurs ; celui des salles communes, où l'intimité n'est plus préservée que par la verticalité des couvertures tendues ; celui enfin des lieux de rétention, univers totalement standardisé de la géométrie carcérale.
L'esthétique radicale de la photographie documentaire vient donc ici scander en contrepoint la dynamique du texte. Ceux à qui la parole est donnée dans le texte n'apparaissent à aucun moment dans les images, qui ne présentent que les lieux. Et là où le texte opère une remontée du passé vers le futur, les images opèrent en résonance une descente des espaces encore relativement libres à ceux de l'incarcération.
Mais le texte et les images sont animés d'une force identique, communiquée au photographe comme à la philosophe par ceux qu'ils ont rencontrés, et dont ils se sont nourris pour élaborer ce travail en commun : l'exigence documentaire, comme l'exigence philosophique, dans leur volonté de dire et de montrer, affirment, aussi loin des mensonges d'une prétendue " neutralité ", que des naïvetés d'un apitoiement émotionnel, la puissance vivifiante de la colère.