La poésie moderne "enfonce" le monde et l'esprit pour y appréhender un sens enseveli. Elle naît de la profondeur multiple ; elle la mime, l'anime et l'opère, comme physiquement, par le jeu de son langage.
Ces essais, consacrés aux œuvres de Nerval, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, s'efforcent de saisir un moment originel de la création littéraire. Ils tentent d'analyser les quelques bonheurs d'expression à travers lesquels tout écrivain découvre sa voix et sa vérité d'homme.
Balzac, Hugo, Lamartine, Vigny, Musset, Guérin, Sainte-Beuve : pour chacun de ces grands écrivains romantiques, Jean-Pierre Richard a voulu dessiner le paysage qui lui était propre : ce monde singulier de sensation, de rêverie, d'écriture, où se retrouve, chaque fois différent, le plaisir de la lecture.
Pour la phénoménologie, a-t-on dit, "les sens ont un sens" : si elle a raison, c'est bien ce "sens des sens" que ces études tentent de repérer, d'amener progressivement au jour.
Pages, paysages : les divers essais ici rassemblés obéissent, comme ceux qui les ont précédés, à un désir double. On y tente une lecture qui se fonderait à la fois sur l'essence verbale des oeuvres littéraires (ce qui les constitue en pages), et sur les formes, thématico-pulsionnelles, par où s'y manifeste un univers singulier (ce qui les organise en paysages). Ajoutons que, dans leurs dispositifs littéraux, leurs reliefs ou pentes d'écriture, les pages peuvent se contempler comme des paysages; et les paysages à leur tour, à travers leurs configurations sensorielles, leur logique, leur ordre secret, se comprendre, se lire comme autant de pages.
témoignent ici quelques pa(ysa)ges de Baudelaire, Corbière, Laforgue, Flaubert, Huysmans, Segalen, Perse, Colette, Giono, Gracq, Ponge et Barthes. Plus un dernier texte non moins subtil : celui que tracent, à même le sol, sous les platanes, la course et le choc de quelques boules en quête d'un même bouchon.
"Notre moindre désir, bien qu'unique comme un accord, admet en lui les notes fondamentales sur lesquelles notre vie est construite." Par ces quelques mots, Proust ne nous indique-t-il pas l'une des manières possibles de le lire ?
Nouant magistralement la critique thématique à ces deux pratiques voisines que sont la sémiologie et la psychanalyse, Jean-Pierre Richard reconstruit ici les trois champs essentiels où s'investit le désir proustien : la matière (ou l'euphorie de la consistance), le sens (ou l'objet herméneutique), la forme (ou le travail des figures sur le monde sensible et dans l'écriture romanesque).
Parlant d'un écrivain, qu'appellerons-nous son paysage ? D'abord l'ensemble des éléments sensibles qui foment la matière et comme le sol de son expérience créatrice. Ce décor peut, on le sait aujourd'hui, être interprété. Chez Chateaubriand par exemple, à travers la hantise du vide, le sentiment d'un objet inconsistant ou effrité, la recherche des écarts, des déhiscences, à travers aussi les images obsédantes du père, du roi, de la soeur, on lira les grandes lignes d'un projet : celui d'être, comme il l'écrit lui-même, un "homme de la mort" et "aimé d'elle", membre de ce "troupeau choisi qui renaît".
Mais comment renaître d'un néant qu'on a dès l'abord élu pour sa demeure ? En se fabriquant certaines figures concrètes de réanimation du négatif (ici l'écho, la provocation sensible, l'effluence, le souvenir, l'histoire). Et surtout en écrivant. Car tout grand écrivain meurt et renaît par la littérature. Voici que s'offre alors un deuxième sens possible du mot paysage : le paysage d'un auteur c'est aussi peut-être cet auteur lui-même tel qu'il s'offre totalement à nous comme sujet et comme objet de sa propre écriture. C'est en somme cet espace de sens et de langage dont le critique essaie de manifester la cohérence unique, de fixer le système, - sans avoir pourtant jamais fini d'y cheminer.
Jean-Pierre Richard
Microlectures : petites lectures ? Lectures du petit ? Les deux choses à la fois sans doute. Les études ici rassemblées visent, dans l'oeuvre, des unités relativement minimes : un motif (le métro, ou le casque chez Céline, l'étoile apollinarienne, l'aliment pour Huysmans), un personnage (Javert), une image (dans le sonnet en Yx de Mallarmé), voire un mot : mot de passe, patronyme, pseudonyme. La lecture y est le plaisir d'une lenteur. Elle fait confiance au détail, ce grain du texte.
Cette myopie n'allait pourtant pas sans ambition. J'avais ici pour désir de comprendre comment une certaine disposition d'humeur (l'ordre thématisé d'un paysage) pouvait se lier à une certaine exposition libidinale (le travail du désir, la scène du fantasme) et à un certain dispositif formel (le champ de la lettre, le lieu du poétique), pour produire ce que nous nommons un texte. Puis de lire celui-ci dans sa poussée, dans sa suite (son ensuite), dans la logique de sa successivité : d'où cinq commentaires tentés sur cinq courts passages de Hugo, de Michelet, de Gracq, de Claudel. Il m'a semblé ainsi, à l'expérience, qu'à partir du plus petit, c'était le plus précieux, en tout cas le plus singulier d'une oeuvre qui pouvait être lu et dit.
Jean-Pierre Richard
"On s'accorde assez communément aujourd'hui à reconnaître à la littérature une fonction et des pouvoirs qui débordent largement son rôle ancien de divertissement, de glorification ou d'ornement. On aime à voir en elle une expression des choix, des obsessions et des problèmes qui se situent au cœur de l'existence personnelle. Bref, la création littéraire apparaît désormais comme une expérience, ou même comme une pratique de soi, comme un exercice d'appréhension et de genèse au cours duquel un écrivain tente d'à la fois se saisir et se construire.
C'est dans cette perspective qu'il faut lire les études ici réunies. On y verra Flaubert, Stendhal, Fromentin, les Goncourt, successivement occupés, souvent d'ailleurs sans le savoir eux-mêmes, à la recherche de certaines solutions intérieures." J.-P. R.
Onze études sur la poésie moderne
Pierre Reverdy, Saint-John Perse, René Char, Paul Éluard, Georges Schehadé, Francis Ponge, Guillevic, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin.
Quel est le projet de ces études ? Saisir la création littéraire à son origine, surprendre la conscience poétique au moment où elle se découvre à elle-même dans l'aventure d'un monde et d'un langage. Pour chacun des poètes considérés, l'auteur a tenté de dessiner les grandes lignes de son univers imaginaire : système de sensations favorites, de formes préférées, d'images récurrentes – paysage mental né du paysage réel, et l'inventant cependant, le réarticulant dans un espace neuf de mots et de choses.
Jean-Pierre Richard
Professeur, de 1969 à 1984, aux universités de Paris-Vincennes puis de Paris-Sorbonne, critique littéraire influencé par la phénoménologie et la psychanalyse, il a introduit la matière et la sensation dans les études littéraires.
Après plus d'un demi-siècle d'exégèses, Mallarmé reste pour nous tout aussi énigmatique et fascinant. Cette énigme, cette fascination, Jean-Pierre Richard s'est proposé, non point de les expliquer, mais de les comprendre. Il a adopté pour cela une perspective assez nouvelle : tout en utilisant avec un soin minutieux les résultats de l'érudition mallarméenne, il a voulu, selon les procédés de la critique moderne, retrouver, en profondeur, les formes essentielles, les structures ou "motifs" dominants autour desquels Mallarmé a pu rêveusement constituer son univers.
Ces motifs il les a recherchés dans les "en-dessous" de l'imagination et de la sensibilité ; ainsi, en même temps que se constitue un véritable musée imaginaire, s'esquisse une psychanalyse des matières favorites de Mallarmé : glaces, feux, gazes, écumes, eaux limpides... ou des ses formes préférées : jets d'eau, corolles, ongles, feux d'artifice... On saisira à travers les pages de cet essai l'intention poétique d'objets fétiches tels qu'éventail, miroir, danseuse, lustre, grotte, diamant, foule ou papillon ; on apercevra la signification des rythmes, des essences dynamiques : ainsi le fané, le déchu, le jaillissement, l'aller-retour, le suspens ; des modes d'expression : mot, vers, poème, livre, à travers lesquels se poursuit un même projet existentiel. Ce projet, à qui vise-t-il exactement ? Quels sont le but, le message final de la poésie mallarméenne ?
Il a semblé à l'auteur de Poésie et Profondeur et Littérature et Sensation que Mallarmé était plus simple, plus ingénu qu'on ne le dit souvent, ou du moins qu'il tendait de tout son raffinement à la découverte d'une telle transparence : le vrai bonheur mallarméen n'étant pas celui d'un vide en lequel l'univers voudrait s'anéantir, ni celui d'une éternité sans forme ni saveur, mais celui d'une vie qui jouirait en toute conscience, en tout savoir, de la seule grâce qui lui soit évidemment accordée, celle de vivre.